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Financer l’adaptation : anticiper les risques pour créer de la valeur
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Secteur Privé & Développement - Business & Climat : de l'ambition à l'action
Proparco publie une édition hors-série de sa revue Secteur Privé & Développement, consacrée au rôle stratégique du secteur privé et des institutions financières face à l’urgence climatique.
Pour être véritablement efficace, la contribution du secteur privé doit s’inscrire dans une logique d’équité et de long terme. Cela implique une tarification du risque qui reflète les coûts réels de l’exposition sans pénaliser les entités les plus vulnérables et les populations les plus fragiles, ainsi qu’une gouvernance partagée de la résilience entre entreprises, États et communautés.
En intégrant l’adaptation dans la planification stratégique, la conception des produits et la gestion opérationnelle, le secteur privé peut transformer la contrainte climatique en avantage compétitif. En agissant ainsi, il ne se contente pas de protéger ses actifs: il devient un acteur structurant de la résilience collective, contribuant à une économie capable d’absorber les chocs et de rebondir face aux incertitudes climatiques futures.
Les risques climatiques, une réalité pour les infrastructures
Le dérèglement climatique fait peser une menace directe sur les infrastructures. En Ouganda, Serengeti Energy, producteur indépendant d’électricité actif dans neuf pays d’Afrique subsaharienne, a connu deux crues dites « centennales » en 2023. Résultat: plusieurs millions d’euros de dommages causés à ses deux centrales hydroélectriques situées sur la rivière Nyamwamba. « Lorsqu’un projet est au stade de développement, ces risques peuvent sembler abstraits », rappelle Marian Grabowski, responsable des opérations commerciales. Mais en pratique, « cela bouleverse complètement vos rendements et vos modèles financiers ».
« L’Inde est l’un des pays les plus menacés par le dérèglement climatique », Purvi Bhavsar, cofondatrice de Pahal Financial Services (Inde), évoque les dégâts dans plusieurs États du sous-continent. « Un demi-million de personnes ont récemment été victimes de pluies diluviennes au Pendjab, le grenier de l’Inde. Des villages entiers ont été effacés de la carte en une minute. »
À l’Île Maurice, les effets du réchauffement climatique sont aussi déjà bien tangibles, détaille Thierry Hebraud, PDG de la Mauritius Commercial Bank (MCB) : montée du niveau de la mer (4,7 mm par an depuis 1987), inondations, cyclones, sécheresses et vagues de chaleur. « L’année dernière, un de mes collaborateurs a dû sortir par la fenêtre de sa voiture pour échapper à une inondation », raconte-t-il. Conséquence de ce bouleversement climatique pour l’île : une érosion accélérée des plages d’un pays qui dépend du tourisme et des services financiers pour la moitié de son PIB. Les besoins d’investissements de l’Île Maurice sont colossaux : 6,5 milliards de dollars d’ici 2030, dont 4,5 milliards pour l’adaptation. « 65 % ne pourront être mobilisés sans soutien international », note-t-il.
De l’autre côté de l’Atlantique, au Brésil, l’État de Rio Grande do Sul a connu en 2024 ses pires inondations depuis 80 ans. Vinci Compass, gestionnaire d’actifs alternatifs, a alors vu 10 % des pylônes d’une ligne de transmission de 112 km, qu’il possède et exploite, s’effondrer. « Plusieurs actifs énergétiques exploités par différents opérateurs ont été touchés, et une partie de nos pylônes a été complètement détruite », raconte José Guilherme Souza, directeur associé chez Vinci Compass. L’assurance a couvert 90 % des pertes, mais « notre prime a plus que doublé l’année suivante, et de moins en moins d’assureurs acceptent de couvrir des actifs dans ce type de zones ».
Solutions et défis pour renforcer la résilience
Face à ces catastrophes, il ne s’agit pas seulement de réparer, mais d’anticiper. « Nous avons bénéficié d’un très bon soutien de Proparco grâce à un accord d’accompagnement technique, afin de mieux comprendre les facteurs en jeu », précise Marian Grabowski de Serengeti Energy. Et l’une des premières conclusions de l’étude conduite suite aux crues montre qu’un grand incendie survenu en 2012 à 4 000 mètres d’altitude dans la chaîne du Rwenzori a favorisé une arrivée massive de sédiments entraînés par les pluies. À cette altitude, la régénération forestière prend des années.
Serengeti Energy explore donc des solutions d’adaptation : surveillance accrue des sédiments, capteurs pour arrêter automatiquement les centrales, repositionnement de blocs rocheux. Le constat est clair : « il faut intégrer les incertitudes liées aux risques dès la sélection du site et former les équipes d’exploitation à les gérer », insiste Marian Grabowski. Mais la qualité des données reste un défi en Afrique, où « il n’y a parfois qu’une seule station météo avec 50 ans de données, pas forcément située près de l’actif ». Et d’ajouter: « Avec le dérèglement climatique, les données météo historiques ne permettent plus des projections fiables. »
En Inde, le potentiel économique de l’adaptation est « formidable », selon Purvi Bhavsar, notamment dans trois secteurs: l’agriculture (qui fait vivre encore 60% de la population indienne), les infrastructures et la santé. « Rien que dans l’agriculture, les besoins d’investissement pour l’adaptation atteignent 200 milliards de dollars d’ici 2030 – en particulier dans l’agritech et la weathertech, pour transmettre des informations météo en temps réel aux agriculteurs. » Et pour atteindre les plus vulnérables, le microfinancement communautaire est une solution à privilégier : « 99 % de nos clients sont des femmes, qui sont les plus exposées et les moins couvertes. Les efforts et les investissements requis dans ce segment particulier sont donc bien plus importants. »
Au Brésil, Vinci Compass a choisi de concevoir de nouveaux pylônes avec des fondations surélevées, et a créé le Vinci Climate Change Fund dédié aux infrastructures durables dites « greenfield » (autrement dit qui sont établies ex nihilo). « Nous avons développé, avec l’aide de nos investisseurs et de certaines institutions européennes de financement du développement, un cadre climatique pour évaluer et noter les risques avant tout investissement », explique José Guilherme Souza. Ce cadre génère des plans d’action ESG et des indicateurs de suivi. « L’objectif est d’avoir des négociations plus éclairées avec les banques, les assureurs et les contreparties contractuelles sur les risques ESG », ajoute-t-il.
Proparco encourage activement cette anticipation, qui peut rendre les actifs plus attractifs pour les acheteurs, les prêteurs, les gouvernements et les régulateurs. La réhabilitation de la route Transgabonaise par Meridiam illustre cette approche. « Ici, c’est la situation idéale : concevoir une nouvelle infrastructure greenfield et intégrer dès le départ les risques physiques liés au changement climatique », témoigne Mete Saracoglu, directeur des opérations Afrique chez Meridiam. Grâce à une évaluation détaillée des risques, le projet a intégré un drainage renforcé, des matériaux adaptés aux variations de chaleur et des sections surélevées.
Au total, ces adaptations ont représenté un surcoût de 20 millions de dollars sur un projet de 400 millions, soit environ 5 %. Mais « grâce à l’intervention de l’AFD et de Proparco, ce surcoût a pu être financé par un prêt climatique à des conditions très compétitives », relève Mete Saracoglu. « Ces coûts supplémentaires sont donc amortis sur la durée de la concession, ce qui réduit les risques. Reste à voir dans les 30 prochaines années comment cela se traduira en pratique. »
Démystifier le financement de l’adaptation : mesurer, tracer, répliquer
Les banques peuvent intégrer les risques physiques liés à la transition dans les procédures de crédit et les comités de portefeuille. C’est la solution choisie par Standard Bank, plus grand groupe bancaire d’Afrique, présent dans 21 pays. « Nous avons incorporé des indicateurs de risque climatique dans nos politiques environnementales et sociales », explique Maureen Harrington, vice-présidente de Standard Bank. « Mais l’essentiel est d’aider nos clients à répondre aux risques par des plans de transition crédibles ».
Conscient du déficit massif de financement – « seulement 5 % des besoins d’adaptation sont couverts » - Standard Bank y voit « 95 % d’opportunités ». L’établissement s’est fixé des objectifs concrets: 2,3milliards de rands (environ 135millions de dollars) déjà prêtés à 845 agriculteurs pour soutenir l’agriculture intelligente. Maureen Harrington explique cette approche intégrée : « Nous aidons les agriculteurs à générer des crédits carbone pour atténuer leurs risques et nous avons mis en place une plateforme de trading dédiée ». Elle plaide aussi pour un rôle plus fort des bailleurs: « Nous pouvons accepter le risque pays, mais comment atténuer - ou qui est prêt à payer pour, ou à assumer - le risque lié à la croissance des arbres ? Les donateurs et les institutions publiques doivent inventer des solutions pour les risques que les banques ne peuvent pas encore absorber. »
« De nombreux acteurs privés financent déjà la résilience climatique sans le savoir », observe Paul Smith, consultant à l’Initiative financière du PNUE (UNEP FI). Cette invisibilité, selon lui, empêche d’identifier les bonnes pratiques et d’en évaluer la portée : « Le problème, c’est que si on ne sait pas suivre les flux, comment identifier des études de cas, et surtout comment les reproduire ? » L’UNEP FI, à travers son groupe de travail sur l’adaptation des Principles for Responsible Banking, a donc élaboré des guides opérationnels pour aider les banques à intégrer la résilience dans leurs portefeuilles, en se concentrant sur les secteurs les plus vulnérables comme l’agriculture et l’immobilier. L’objectif : « passer du risque à la valeur ».
Deux leviers peuvent être distingués, selon Paul Smith : la « resilience of », c’est à-dire la protection des actifs existants, et la « resilience through », qui consiste à financer des solutions permettant à d’autres acteurs de s’adapter (irrigation, systèmes d’alerte précoce, etc.). Il souligne : « Les banques pionnières dans ce domaine sont aussi celles qui apprennent le plus vite. C’est un processus circulaire : commencer petit, mais viser haut. »
Sur les questions d’adaptation, le secteur privé peut être très offensif, soutient Thierry Hebraud : « C’est lui qui fait tenir les économies en Afrique. MCB est déjà au cœur de la solution en finançant l’agriculture, les infrastructures, et la gestion de l’eau. Mais l’Afrique ne représente que 4% des émissions pour 20% de la population mondiale. Elle ne doit pas être abandonnée face à une crise qu’elle n’a pas créée. »
L’adaptation comme moteur de croissance durable
« Le plus grand risque est de ne pas prendre en compte les conditions climatiques futures lors de la conception d’un projet », prévient Adèle Cadario, responsable mondiale Infrastructures et solutions fondées sur la nature au Global Center on Adaptation. Sur le terrain, les exemples révélant le coût réel de l’inaction et les gains de la résilience se multiplient. L’an dernier à São Paulo au Brésil, des pluies torrentielles ont paralysé vingt-cinq lignes de transport et plongé des quartiers entiers dans le noir. « Nous avons constaté que, sans mesures d’adaptation, d’ici 2050, l’ensemble de ces risques pourrait réduire la valeur nette des actifs de 26 % dans le pire des scénarios. Avec l’adaptation, cette perte peut être ramenée à 4 %, en tenant compte du coût des mesures d’adaptation. », souligne Karina Whalley, directrice du secteur public à AXA Climate.
L’adaptation commence par l’évaluation des risques et la compréhension des vulnérabilités selon le lieu, le type d’actifs et d’activités, puis se poursuit par l’ajustement des produits financiers existants pour répondre aux besoins d’adaptation identifiés. Pour Adèle Cadario, « il ne s’agit pas seulement de voir comment le projet va impacter l’environnement, mais aussi comment les conditions climatiques futures et l’environnement vont, à leur tour, impacter les actifs et leurs opérations ». Selon elle, cette démarche peut supposer « un investissement initial plus élevé en capital, parfois de 10 à 20 %, mais cela permet de sécuriser les actifs et de prévenir les dommages liés aux futurs événements climatiques. ». Elle peut même être génératrice de valeur.
Cette équation se vérifie à grande échelle en Inde avec Sahyadri Farms, société à responsabilité limitée, contrôlée par une coopérative qui fédère plus de 50 000 agriculteurs du Maharashtra en Inde (voir reportage page 57). Soutenue notamment par Proparco, l’entreprise a fait de la résilience le cœur de son modèle en intégrant des solutions telles que des semences résistantes, une irrigation intelligente, la gestion des déchets et l’utilisation des énergies renouvelables, etc. En quelques années, Sahyadri est devenue un fleuron de l’économie indienne avec des revenus agricoles en hausse de 60 %, des marges doublées et une position de leader à l’exportation malgré des variations climatiques extrêmes. Au-delà des résultats économiques, les petits agriculteurs ont gagné en autonomie, en revenus et en accès aux financements, tout en renforçant leur capacité à faire face aux aléas climatiques
Pour Adèle Cadario, l’enseignement est clair : « Atteindre les communautés les plus vulnérables, celles qui sont déjà les plus touchées par le changement climatique, fait pleinement partie de l’agenda de l’adaptation. Cela demande aux institutions financières et aux intermédiaires de déployer des solutions spécifiques capables de toucher ces populations les plus vulnérables. C’est là que l’adaptation rejoint l’inclusion financière ».
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