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Voyage sans cartes

Publié le

David Kuijper Directeur général EDFI

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Secteur Privé & Développement #43 - Institutions européennes de financement du développement : acteurs stratégiques dans un monde en mutation

Cette édition met en lumière les leviers d’action des institutions de financement du développement européennes qui investissent plus de 12 milliards d’euros par an dans le secteur privé des pays émergents. Ce numéro a été réalisé en collaboration avec l’association European Development Finance Institutions (EDFI).

L’incertitude géopolitique et géoéconomique est bien partie pour s’accroître radicalement et, avec elle, les risques de crise – tandis que la capacité d’atténuation dont dispose la communauté internationale est amoindrie. Dans un monde sans équilibre global des pouvoirs, un monde « G-Zero », les institutions de financement du développement (IFD) sont bien placées pour renforcer la capacité de l’Europe à agir avec cohésion sur la scène internationale, afin de sauvegarder les valeurs européennes, qui coïncident avec les Objectif de développement durable.

Le Premier ministre britannique Harold MacMillan, à qui l’on demandait quel était le plus grand défi de sa fonction, fit la réponse suivante : « Les événements, mon cher, les événements. » Lorsque l’incertitude radicale s’installe, certains événements mondiaux ou régionaux inattendus peuvent venir mettre à mal des stratégies minutieusement élaborées, disqualifier les modèles de risque et dérégler la focale. Celles et ceux qui « planifient » (planners) se préparent à des temps difficiles, tandis que celles et ceux qui « cherchent » (searchers) pourraient se révéler être mieux équipés.Beaucoup d’événements inattendus se sont produits dernièrement, auxquels le personnel politique était sans doute insuffisamment préparé. Qui aurait pu penser, à l’automne dernier, qu’une offensive éclair allait permettre aux rebelles syriens de s’emparer aussi rapidement de Damas, mettant fin au régime Assad et rebattant une fois de plus les cartes au Moyen-Orient ? Pendant ce temps, on assiste à une première historique pour l’Union européenne (UE) avec l’annulation d’une élection démocratique sur fond d’allégations d’ingérence russe ; un vice-président américain nouvellement élu qualifie l’Europe de « non démocratique », et l’homme le plus riche du monde, First Buddy (« premier compère ») du président Trump, soutient ouvertement l’extrême droite allemande ; la Corée du Nord envoie des troupes sur le sol européen, tandis que la Corée du Sud survit à un « auto coup d’État ». Et pendant ce temps, le président des États-Unis menace d’envahir le Groenland. Dans les prochaines années, cette incertitude géopolitique et géoéconomique radicale est appelée à s’accroître. La capacité de la communauté internationale à faire face aux risques qui en découlent s’est réduite. Nos sociétés sont par conséquent plus vulnérables aux crises économiques et financières.

SCÉNARIOS DE RÉALIGNEMENT AU NIVEAU MONDIAL

Les causes de cette vulnérabilité sont multiples. Tout d’abord, la capacité collective et globale des IFD à agir a été réduite par un déclin de la capacité d’action des gouvernements. Sur les trois plus grands marchés mondiaux que sont les États-Unis, la Chine et l’Union européenne, les autorités gouvernementales ont fait preuve d’un manque d’efficacité dans leurs initiatives visant à atténuer les risques de détérioration. Cela s’est ajouté aux incertitudes économiques à moyen et long terme, et à la possibilité d’un accroissement soudain de la volatilité des marchés. Dans ces trois économies, la dette a enflé alors que la productivité demeurait en retrait. Ce malaise est allé de pair avec un déclin politique. Les démocraties, en Europe et aux États-Unis, ont été affaiblies par le populisme, les manoeuvres d’influence émanant de pouvoirs autocratiques, et les clivages attisés par les réseaux sociaux. Les appels populaires à un pouvoir fort, qui résonnent dans le monde entier, sont un signe inquiétant de la faiblesse des institutions. Même en Chine, les défis démographiques, le découplage économique, les embargos technologiques et une centralisation excessive ont mis sous pression le modèle de gouvernance du parti communiste, limitant la capacité du gouvernement à conduire une politique économique efficace et à mettre en place des réformes.

Préoccupante aussi est la stratégie du « chacun pour soi » menée par les deux premières économies du monde (les États-Unis et la Chine) : au lieu d’exporter la stabilité, elles exportent les bouleversements. Ainsi, la Chine délocalise ses surcapacités et les États-Unis de Trump exporteront probablement des taux d’intérêts plus élevés. En réaction, d’autres pays viendront eux aussi dresser des barrières protectionnistes, et les conditions financières se durciront. Les nations se replient, à des degrés divers, sur des politiques de « priorité au pays » qui menacent la production mondiale future, et ajoutent encore aux tensions géopolitiques et commerciales.

La stratégie « Global Gateway » de l’UE sort de sa phase initiale avec l’ambition de contrer les conséquences de ces perturbations mondiales sur l’Europe, et de sécuriser les chaînes de valeur essentielles. Bien que cette stratégie soit essentiellement géostratégique, certains éléments de protectionnisme commencent à se faire jour. Jusqu’à une époque récente, l’efficacité de la gouvernance mondiale aurait permis de limiter les effets de cette nouvelle orientation prise par les principales économies. Mais le système multilatéral montre des signes inquiétants de rupture, notamment en matière de coordination des politiques économiques et climatiques. Le recul du leadership américain, qui constituait jusqu’ici le fondement du système multilatéral, laisse le champ libre à des structures alternatives, les BRICS constituant une tentative en ce sens. Le risque est de plus en plus présent d’une évolution vers ce que le politologue Ian Bremmer appelle le monde « G-Zero », c’est-à-dire un monde dans lequel aucun pays ou groupe de pays ne possède une suprématie politique ou économique suffisante pour coordonner un programme d’action – un monde qui ne coïncide plus avec un équilibre international du pouvoir.

Pour aligner l’ordre mondial sur les puissances globales émergentes, trois scénarios sont possibles : réformer le système actuel et faire en sorte que sa gouvernance reflète la réalité géopolitique ; concevoir de nouvelles structures ; ou permettre sa désintégration, et s’attendre à davantage encore de conflits et de guerres. Il semble que nous prenions le chemin de cette troisième option. Nous nous trouvons donc dans une situation inédite, où le leader de la puissance mondiale dominante préconise le démantèlement du système même qu'il a mis en place pour asseoir sa suprématie sur le monde. De grands pays comme le Mexique, l’Indonésie ou l’Afrique du Sud ne disposent pas encore des moyens nécessaires pour instaurer des systèmes multilatéraux alternatifs susceptibles d’apporter la stabilité.

OUVERTURE D’UNE PÉRIODE DE TRANSITION

Comment les IFD peuvent-elles gérer au mieux ce niveau d’incertitude ? Il n’est pas nécessaire de faire évoluer drastiquement les outils de prévision, mais plutôt de mieux comprendre le contexte géopolitique dans lequel elles interviennent. Leur résilience et leur niveau de préparation doivent également être renforcés. Les IFD se trouvent dans une position avancée, centrale et visible. Elles sont certes vulnérables aux crises, mais aussi incontournables dans la réponse à leur apporter, comme l’a montré la guerre en Ukraine. Ce positionnement « sur la ligne de front » est comparable à celui que les IFD occupaient pendant la guerre froide, mais avec certaines différences notables : elles évoluaient dans une niche relativement apaisée et dans un système multilatéral stable, arrimé à la Banque mondiale, au FMI et aux banques régionales de développement. Les IFD étaient aussi à l’époque des organisations plus petites, moins pionnières et, donc moins vulnérables aux « événements » et à la critique, mais aussi moins réglementées et, de ce fait, moins complexes.

En 2025, le système multilatéral semble être en passe de s’effondrer, alors que la taille des IFD est bien supérieure, et qu’elles couvrent des zones géographiques beaucoup plus vastes. Elles interviennent dans des secteurs plus nombreux qu’avant et, à l’ère des réseaux sociaux, sont observées à la loupe, ce qui limite leur agilité et leur appétit pour le risque. Le cadre réglementaire exige un niveau capacités supplémentaires, avec des coûts qui augmentent et des degrés de complexité sans précédent, au sein des organisations comme dans les processus d’investissement. Comme à la fin de la guerre froide, les IFD entrent dans une période de transition. En dépit de la complexité évoquée plus haut, on peut dire que les IFD européennes sont aujourd’hui bien placées pour aborder cette transition. Elles ont de bonnes chances d’enregistrer une croissance soutenue, fondée sur leurs performances des dix dernières années, sur leur réseau d’investissement dans les principales économies émergentes, sur leurs systèmes robustes de bases de données et de mesure d’impact leur permettant de répondre aux exigences de transparence, et sur l’expertise incomparable de plus de 3 500 collaboratrices et collaborateurs. Pour prendre appui efficacement sur ces bases, il faudra néanmoins une coordination étroite des IFD – entre elles et en interne. Il leur faudra aussi convaincre leurs actionnaires de leur garantir souplesse, créativité et capacité d’innovation.

Les IFD s’embarquent donc pour un voyage sans boussole. Comme Paul Forster et Olivier Charnoz l’écrivaient dans un article de 2023, « l’urgence se fait plus intense, pour les IFD, d’innover, de s’adapter et de livrer des résultats ». Les auteurs avancent que, pour répondre à « un paysage du développement en évolution » (rapide), les IFD vont devoir changer de priorités stratégiques. Alors qu’elles mettent aujourd’hui l’accent sur l’optimisation de leurs opérations, il va leur falloir évoluer et penser « objectif principal, substance, orientations ». Elles ont toujours fonctionné dans le cadre du système multilatéral de l’après-guerre, qui est en train de s’effondrer. Dorénavant, elles doivent, avec leurs actionnaires, définir leur rôle dans le scénario « G zéro ». Les conséquences – et les mesures à prendre – peuvent être identifiées à deux niveaux : celles qui concernent le moyen et long terme pour les marchés et clients respectifs des IFD, et celles qui concernent de façon immédiate la continuité de leurs activités.

Le recul de la capacité des gouvernements, dans un monde G zéro, conduirait vers un paysage plus fragmenté et plus inéquitable pour le financement du développement.Dans un tel scénario, plusieurs conséquences à long terme peuvent être envisagées. Dans l’ensemble, un « monde G zéro » ira de pair avec un risque politique accru et un contexte de mesures imprévisibles. À cela s’ajoutera le fait que les actionnaires tendront à privilégier les enjeux nationaux ou régionaux. En outre, du fait de réglementations prudentielles et financières complexes, et de la réticence de leurs partenaires, la tâche pourrait se compliquer, pour les IFD, en matière d’investissement et de prise de risque. Elles pourraient cependant répondre à ce risque de plusieurs façons. L’adaptation au contexte local sera rendue nécessaire par la hausse de l’imprévisibilité. Elle nécessitera davantage de proximité avec les partenaires locaux et une meilleure collecte d’informations sur le terrain, par une présence directe et par l’intermédiaire de liens renforcés avec la sphère politique et le secteur de l’investissement au niveau local, mais aussi avec les acteurs multilatéraux et la diplomatie. L’harmonisation, la normalisation et la transparence des données deviennent encore plus prioritaires, et devront s’accélérer. En effet, la perception d’un niveau de risque accru et la moindre volonté de consentir aux coûts additionnels de la gestion d’impact peuvent être compensées par la qualité et la transparence des données.

La disponibilité des financements concessionnels se réduira sans doute dans le temps. Les budgets gouvernementaux devront en effet s’adapter aux nouvelles réalités mondiales, avec une croissance rapide des dépenses militaires, et les subventions iront à l’industrie nationale au détriment des budgets alloués à l’aide internationale. Dans ce scénario, les possibilités de financement concessionnel pourraient se limiter aux secteurs géostratégiques, comme les matières premières critiques, la sécurité alimentaire, les infrastructures portuaires et de transport, ou la transformation numérique. Afin d’accéder à ces fonds, beaucoup d’IFD pourraient ainsi nécessiter un recalibrage onéreux. Là encore, les IFD pourront répondre de plusieurs façons. Elles devront par exemple défendre activement une vision géostratégique plus large auprès des décideurs politiques, en soulignant notamment l’importance géostratégique du maintien et du déploiement des capitaux concessionnels dans le financement climatique, les énergies renouvelables et le secteur financier. Il faudra également des plateformes de syndication et de mobilisation ne dépendant pas des financements concessionnels, dans le contexte d’une coopération renforcée et mieux structurée avec les investisseurs institutionnels et les plateformes existantes (par exemple, le fonds ILX). L’accès devra être facilité à des sources non publiques de financement concessionnel et/ou de subventions (fondations philanthropiques, fonds privés et family offices), par le biais d’une collaboration plus poussée et plus structurée.

À terme, une baisse de l’efficacité multilatérale pourrait freiner l’évolution des normes internationales, entraînant davantage de fragmentation et de divergence des standards, et donc une hausse des coûts de conformité. Les IFD pourront répondre à cette évolution en s’engageant auprès des organismes fixant les normes internationales (par exemple l’IFC, l’IFRS et l’OCDE) – ce qui sera nécessaire pour faire évoluer ces normes et garantir leur pertinence et leur cohérence avec les pratiques des IFD. Elles pourront aussi défendre le principe d’interopérabilité – intensification du plaidoyer des IFD en faveur d’une intégration, dans le cadre réglementaire de l’UE, des normes ESG nationales et internationales, notamment celles de l’IFC. Il permettra d’assurer le bon ancrage des normes mondiales dans les dispositifs nationaux. La hausse des coûts de conformité pourra être contenue par le regroupement des opérations de conformité des IFD, en s’appuyant par exemple sur des équipes communes de KYC (know your customer).

Il y a aussi des conséquences immédiates d’un scénario d’un monde « G-Zero » pour la poursuite des activités des IFD. Si elles sont habituées à affronter l’incertitude, la hausse du « quantum d’incertitude » et la probabilité accrue d’événements perturbateurs rendent nécessaire une réflexion sur la capacité de leurs méthodes et de leurs systèmes à fournir des résultats. Les stratégies des IFD sont-elles « suffisamment robustes pour faire face à d’autres lendemains, et assez résilientes en cas d’événements imprévisibles » ? Dans un monde « G zéro » où l’incertitude s’accroît, la stratégie d’exécution et les pratiques de gestion du risque des IFD pourraient être amoindries. Traditionnellement, la gestion du risque se fonde sur les données historiques afin d’estimer des probabilités pour l’avenir. Les risques d’un monde G zéro, cependant, sont souvent inédits. Comment les IFD peuvent-elles s’y préparer ? Elles pourraient déjà recalibrer les stratégies existantes pour faire en sorte qu’elles soient à même de faire face à l’incertitude radicale. Il faut par exemple introduire une planification stratégique adaptative, fondée sur différents scénarios, qui permette une réaction rapide à des événements inattendus. Il faut aussi favoriser une culture d’acquisition continue des connaissances par des « chercheurs » (searchers) bien préparés, en intégrant une grande quantité de scénarios possibles. On peut aussi renforcer la résilience des infrastructures informatiques et des directives opérationnelles : à l’heure où les IFD sont de plus en plus impliquées dans la politique géostratégique (voir la situation en Ukraine), le risque d’incidents liés à la menace cyber augmente. Les infrastructures informatiques doivent en outre être en mesure de favoriser, et non de décourager, la coopération entre IFD.

MISER SUR LES FORCES ET LES PARTENARIATS, CLÉS DE LA RÉSILIENCE DES IFD

Dans les années à venir, l’activité des IFD sera de plus en plus tributaire des « événements » et en proie à toujours plus d’incertitude, les obligeant à se préparer à gérer les risques. Pour autant, elles ne devront pas perdre de vue les opportunités que peut créer l’incertitude, en misant sur leurs forces établies et sur leur expertise. Comme le savent les chefs d’entreprise, l’incertitude ouvre de nouveaux horizons à la croissance et à l’entreprenariat. Il en va de même au niveau géopolitique, et pour les IFD. À l’heure du découplage multilatéral et d’un recul du politique, les IFD doivent plus que jamais s’appuyer sur leurs forces et sur les partenariats. Elles sont idéalement positionnées pour atténuer les effets de cette désintégration et pour venir combler les vides qui pourraient se créer. Leur tradition de coopération doit être précieusement conservée, de même que les liens étroits qu’elles entretiennent avec les législateurs et décideurs politiques, par l’intermédiaire de leurs actionnaires. Une coopération renforcée dans l’élaboration d’un narratif commun, un soutien mutuel en matière de gestion des risques, ainsi que la consolidation et le regroupement des ressources pour mieux lutter contre les inefficacités de coûts, pourraient constituer des préalables leur permettant d’aborder de façon stable et avec succès un monde où les événements imprévus se font omniprésents.

Les IFD jouent également un rôle dans le renforcement de la capacité de l’Europe d’agir avec cohésion sur la scène internationale, afin de former des partenariats significatifs avec les marchés émergents et les économies en développement et d’assurer la sauvegarde des valeurs européennes, qui recoupent les Objectifs de développement durable. Leur prépondérance en tant que canaux opérationnels présente également une rare opportunité de contribuer à l’affirmation du rôle géostratégique de l’Europe, et prévenir autant que possible un recul protectionniste.

Enfin, à l’heure où les équilibres de l’ordre mondial sont en pleine recomposition, les IFD peuvent également avoir un rôle à jouer pour éviter la désintégration de l’alliance transatlantique. Des deux côtés de l’océan, nos sociétés ont en effet un intérêt commun à redoubler d’efforts pour défendre le multilatéralisme, la démocratie, et les valeurs du libre-échange. Dans cette perspective, les récents partenariats de l’EDFI avec FinDev Canada et U.S. DFC pourraient être de précieux atouts.

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