Partager la page
Institutions de financement du développement : de nouvelles orientations pour demain
Publié le
- Olivier Charnoz Chef d’équipe adjoint du Knowledge Hub Digital Commission européenne
- William Paul Forster Chercheur, écrivain et éditeur spécialisé dans le développement international

Secteur Privé & Développement #43 - Institutions européennes de financement du développement : acteurs stratégiques dans un monde en mutation
Cette édition met en lumière les leviers d’action des institutions de financement du développement européennes qui investissent plus de 12 milliards d’euros par an dans le secteur privé des pays émergents. Ce numéro a été réalisé en collaboration avec l’association European Development Finance Institutions (EDFI).
Les institutions de financement du développement (IFD) ont pris de l'ampleur et ont gagné en influence, combinant financements publics et privés pour accroître l’impact sur le développement. Si elles favorisent l’intégration de critères ESG et l'innovation, en particulier en utilisant des outils de financement mixtes, leur action est limitée par une trop faible appétence au risque, par des mandats très larges et l’importance de la coordination. Alors que les besoins mondiaux évoluent, les IFD doivent elles aussi se transformer. Elles peuvent le faire en se concentrant sur les transitions qui sont nécessaires pour atteindre les ODD, sur la création d’écosystèmes et sur la transformation numérique et écologique inclusive – en étant soutenues par une gouvernance souple, des partenariats stratégiques et des modèles de risque adaptatifs.
Les institutions financières de développement se trouvent à un carrefour : elles doivent concilier intérêts publics et capitaux privés dans un contexte de crises mondiales croissantes – changement climatique, montée des inégalités, instabilité géopolitique et volatilité financière. Au cours des deux dernières décennies, elles ont gagné en envergure et en ambition, mais risquent désormais de stagner dans un modèle privilégiant l’optimisation plutôt que la transformation. Les piliers bien connus que sont l’additionnalité, le risque, la mobilisation et l’impact, autrefois moteurs d’innovation, servent de plus en plus à justifier une approche incrémentale et à préserver le statu quo.
Alors que les tensions s’intensifient entre rigueur financière et ambition développementale, le secteur est confronté à un choix déterminant : perfectionner les modèles existants ou adopter un rôle de catalyseur dans la refonte du financement du développement. Répondre à cette question exige une redéfinition de la mission institutionnelle des IFD. Cet article propose un cadre stratégique pour accompagner cette transition, ancré dans les réalités du terrain et visant à repositionner les IFD comme acteurs du changement systémique.
Prêts pour l'avenir ?
La croissance rapide des IFD au cours des vingt dernières années reflète un consensus croissant autour d’une finance orientée vers le développement. On compte aujourd’hui plus de 500 IFD dans le monde, englobant des institutions bilatérales et des banques publiques de développement. Dotées de mandats visant à mobiliser des investissements privés dans des zones géographiques et des secteurs délaissés, ces institutions ont élargi leur boîte à outils – prêts, prises de participation, garanties, assistance technique – afin de catalyser l’activité là où les acteurs commerciaux hésitent à s’engager. Leur rôle contracyclique en fait des partenaires fiables en période de crise, capables de maintenir les flux financiers dans des contextes volatils. Entre 2002 et 2014, les engagements des IFD ont été multipliés par sept, atteignant 70 milliards de dollars par an. En 2021, ce chiffre dépassait les 90 milliards. L’émergence de nouveaux acteurs comme FinDev Canada ou l’International Development Finance Corporation (IDFC) aux États-Unis témoigne d’un appétit croissant pour le levier financier public-privé.
Mais cette trajectoire dissimule des tensions plus profondes. Si le volume des activités a augmenté, il n’est pas certain que les IFD soient prêtes à relever les défis actuels du développement. Le changement climatique, la transformation numérique, les migrations et la fragilité étatique exigent des interventions souples et attentives aux dynamiques systémiques. Or, les IFD opèrent souvent dans le cadre de comités d’investissement prudents et de mécanismes de redevabilité davantage orientés vers la performance financière que vers une véritable transformation du développement. Les entretiens menés dans le secteur révèlent un déficit persistant de confiance : les institutions ne savent pas jusqu’où elles peuvent s’écarter des normes traditionnelles sans risquer de perdre leur crédibilité, leur capital ou leur soutien politique. Cela engendre un paradoxe : les institutions censées intervenir là où les marchés échouent tendent de plus en plus à ressembler à ces marchés. La prudence financière prend souvent le pas sur l’audace stratégique. Cette dérive structurelle vers l’incrémentalisme menace de brider le potentiel transformateur des IFD. L’enjeu n’est donc plus seulement d’augmenter le volume des investissements, mais d’en changer la nature et d’aller vers une finance de transition, qui façonne les marchés au lieu de simplement y participer.
Cette étude se concentre sur les IFD internationales dotées de mandats transfrontaliers, telles que Proparco, BII, BIO, DEG, SFI et BERD, à l’exclusion des institutions nationales, des agences orientées vers l’export, ainsi que des banques chinoises de politique publique. Elle s’appuie sur 25 entretiens avec des professionnels du développement de haut niveau provenant d’IFD, de fonds privés et d’organisations de la société civile. En mobilisant le cadre stratégique dit des « Trois boîtes » – gérer le présent, abandonner les pratiques obsolètes, et créer celles de demain –, l’analyse explore les freins et les leviers à l’évolution des IFD, reflétant un sentiment partagé : le renouvellement institutionnel est à la fois indispensable et largement attendu.
Les voix du terrain
Les entretiens réalisés dans le cadre de cette étude révèlent un secteur riche en compétences, mais traversé par un malaise interne croissant. Les IFD sont reconnues comme des acteurs essentiels par les gouvernements, le secteur privé et la société civile, mais les doutes se multiplient quant à leur capacité à répondre aux exigences de l’époque actuelle. Il en ressort un ensemble de récits qui se recoupent : fierté des atouts institutionnels, inquiétude face à la rigidité opérationnelle, frustration liée à l’accumulation des mandats et de contradictions non résolues. Ces voix mettent en lumière la tension entre ambition et structure, entre mission publique et comportements institutionnels.
Ce qui fonctionne : les forces des IFD
La fonction contracyclique des IFD (intervenir lorsque les acteurs privés se retirent) leur confère un rôle stabilisateur que peu d’institutions peuvent égaler. Elles sont également perçues comme des pionnières en matière d’innovation financière. La finance mixte (blended finance), les instruments de partage des risques, les prises de participation en phase précoce ou encore les garanties indexées sur la performance ont souvent été développés ou mis à l’échelle grâce à l’implication des IFD. Leur horizon d’investissement à long terme leur permet de structurer des opérations soutenant un changement systémique, plutôt que de courir après des rendements à court terme. Les IFD jouent pour les marchés un rôle de signal, en validant des secteurs ou des régions auparavant jugés trop risqués ou opaques, encourageant ainsi d’autres acteurs à s’y engager. Ce faisant, elles créent des passerelles entre deux mondes souvent séparés : le mandat public et le capital privé.
Au-delà du financement, les IFD participent à la définition des règles qui régissent le secteur. Leurs normes ESG, leurs dispositifs de sauvegarde et leurs approches en matière de mesure d’impact sont devenus des références. Les personnes interrogées ont souligné à plusieurs reprises l’influence positive que les IFD exercent à travers des dimensions non financières : accompagnement des entrepreneurs, renforcement institutionnel, financement des infrastructures d’écosystèmes. Leur rôle dans le développement des capacités locales – via les services d’appui aux entreprises, les intermédiaires ou les accélérateurs – est considéré comme particulièrement précieux, bien que souvent sous-estimé dans les récits publics. Leur crédibilité est autant relationnelle que technique : au fil du temps, les IFD se sont bâties une réputation de partenaires fiables et de long terme dans des contextes fragiles et incertains. Cela leur confère une influence unique, aussi bien auprès des acteurs publics que privés dans le domaine du développement.
Préoccupations et déceptions : les limites institutionnelles
En parallèle, les IFD font face à des critiques croissantes, tant internes qu’externes. La principale inquiétude concerne leur aversion structurelle au risque. Bien que les IFD soient mandatées pour intervenir dans des environnements difficiles, leurs processus internes tendent de plus en plus à reproduire ceux des banques commerciales. Les comités d’investissement rejettent fréquemment des projets à fort potentiel de développement dès lors qu’ils sortent de seuils financiers étroits. Ce conservatisme reflète à la fois des cultures internes et les attentes des actionnaires, souvent centrées sur la préservation du capital et la viabilité financière. La bureaucratisation des opérations constitue un autre thème récurrent. À mesure qu’elles se développent, les IFD se hiérarchisent, régies par des règles strictes et centrées sur la conformité. La prise de décision se ralentit, l’innovation s’essouffle, et le personnel de terrain perd en autonomie. Plusieurs interlocuteurs ont décrit un glissement d’un esprit d’initiative orienté par la mission vers une inertie dictée par les processus. Les systèmes institutionnels privilégient le contrôle, la minimisation des risques et la protection réglementaire.
Cette rigidité a des conséquences directes sur la composition des portefeuilles. Les IFD investissent rarement dans des contextes fragiles, à faibles revenus ou affectés par des conflits car leurs mécanismes internes sont mal adaptés à la volatilité et à l’incertitude. Elles se concentrent alors sur des pays à revenu intermédiaire et dans des secteurs commercialement viables où d’autres investisseurs sont déjà présents, ce qui peut les placer en position de concurrence avec la finance commerciale. La fragmentation a également été pointée comme un facteur limitant. Les IFD agissent souvent de manière isolée, y compris lorsqu’elles traitent des enjeux similaires dans les mêmes pays. La coordination avec d’autres acteurs du développement, qu’il s’agisse de banques multilatérales ou d’agences nationales, reste limitée. Il en résulte des doublons, des inefficacités, et une dilution de l’impact systémique. Certaines personnes entendues en entretien ont exprimé une déception face aux opportunités manquées d’actions collectives et d’apprentissage partagé.
Des attentes croissantes : des missions qui se multiplient
Le périmètre des mandats confiés aux IFD s’est considérablement élargi ces dernières années. En plus du développement du secteur privé et de la croissance économique, les IFD sont désormais appelées à contribuer à la lutte contre le changement climatique, à l’égalité de genre, au soutien aux PME, à la création d’emplois, à l’inclusion numérique, et au devoir de vigilance en matière de droits humains. Chacun de ces objectifs est légitime et urgent, mais les entretiens ont mis en évidence les difficultés croissantes à concilier ambitions stratégiques et capacités opérationnelles. Les ressources – qu’elles soient financières, humaines ou organisationnelles – n’ont pas suivi la multiplication des objectifs. Les institutions sont mobilisées sur trop de fronts à la fois, sans hiérarchisation claire ni réflexion explicite sur les arbitrages nécessaires. Plutôt que de revoir en profondeur leurs stratégies, les IFD ont tendance à empiler de nouvelles missions sur des cadres existants, créant une complexité sans véritable alignement. Il en résulte une fatigue interne, une exécution inégale et une perte de clarté quant à la finalité des actions. Même les équipes les plus motivées peinent à concilier cohérence stratégique et exigences des bailleurs. Le résultat est souvent un décalage entre l’intention affichée et la réalité opérationnelle. Comme l’a résumé un interviewé : « La stratégie est ambitieuse, mais le moteur n’a pas changé ».
Convergences interinstitutionnelles
Un fort degré de convergence s’observe aujourd’hui entre les IFD. La plupart ancrent leur identité autour des mêmes principes fondamentaux : additionnalité, impact, mobilisation du secteur privé, et intégration des critères ESG. Ces éléments dominent leurs cadres stratégiques, rapports annuels, et communications avec les bailleurs. Un vocabulaire commun s’est imposé, facilitant la coordination, la comparaison, et la légitimation. Mais derrière cette convergence se cachent des tensions non résolues. L’une des ambiguïtés centrales concerne l’identité même des IFD: sont-elles des institutions financières dotées d’un mandat de développement, ou des agences de développement dotées d’outils financiers? Ce flou identitaire influence la prise de décision, les orientations d’investissement, et la lecture de la performance. Les efforts d’harmonisation des indicateurs d’impact et des pratiques ESG ont certes progressé, mais leur traduction concrète reste inégale. Plusieurs interviewés ont reconnu que les systèmes existent, mais qu’ils sont rarement utilisés comme leviers stratégiques. La pression liée aux résultats financiers prend souvent le pas sur les approches orientées vers l’apprentissage. Une collaboration renforcée entre IFD pourrait non seulement améliorer l'efficacité collective, mais aussi redéfinir ce que la finance du développement peut et doit être.
Les quatres tensions discursives
Les IFD opèrent dans un champ discursif structuré par des principes dominants qui définissent ce qui est perçu comme légitime, stratégique, voire simplement envisageable. Parmi eux, quatre tensions interconnectées – le risque, la mobilisation, l’impact, et l’additionnalité – occupent une place centrale. Conçus à l’origine comme des guides d’action, ces principes se sont progressivement transformés en cadres contraignants. Au lieu de soutenir des stratégies adaptatives, ils tendent à enfermer les institutions dans des cycles d’optimisation défensive et de conformité. Ces tensions ne traduisent pas uniquement des défis opérationnels : elles incarnent les contradictions structurelles non résolues au cœur de la finance du développement.
Appétence au risque vs impératif de développement
Les IFD ont pour mandat d’intervenir là où la finance commerciale ne va pas, d’assumer des risques au service d’objectifs de développement. Pourtant, dans la pratique, la gestion du risque tend à primer sur l’ambition développementale. Les comités d’investissement appliquent souvent des critères financiers similaires à ceux des banques commerciales, avec des seuils conçus pour préserver le capital plutôt que pour favoriser la transformation. Résultat : des projets à fort impact mais non conventionnels sont écartés avant même d’être sérieusement examinés. Certaines institutions ont tenté de briser ce schéma à travers des dispositifs spécifiques – guichets concessionnels, tranches de première perte, assistance technique. Mais ces outils sont généralement insérés dans des cadres procéduraux rigides, qui atténuent leur potentiel transformateur. Même lorsque des outils tolérants au risque existent sur le papier, leur utilisation est timide. La logique financière, complètement internalisée, perçoit toute déviation par rapport aux normes du marché comme une menace, plutôt que comme une nécessité. Dans un monde marqué par les crises systémiques et les inégalités structurelles, la finance du développement doit aller au-delà de la simple absorption du risque : elle doit redéfinir les formes de risque qui valent la peine d’être prises.
Mobilisation vs transformation
La mobilisation de capitaux privés est devenue un indicateur central du succès des IFD. Leur capacité à attirer des financements externes est souvent présentée comme une preuve d'efficacité, d’échelle et de pertinence de marché. Toutefois, cette focalisation sur la mobilisation a entraîné une dérive stratégique vers des projets de grande envergure, à faible risque – notamment dans les secteurs de l’énergie renouvelable et des infrastructures de pays à revenu intermédiaire – là où les investisseurs privés sont déjà présents. Or, les investissements réellement transformatifs – ceux qui restructurent des secteurs, incubent des innovations locales ou ciblent des marchés négligés – sont souvent plus modestes, plus risqués et moins aisément quantifiables. Ces projets échappent fréquemment au paradigme de la mobilisation, alors même qu’ils ont le potentiel de redéfinir les trajectoires de développement. Les indicateurs de mobilisation mesurent rarement la qualité, la pertinence contextuelle ou la valeur développementale à long terme des flux de capitaux.
Cette tension dépasse le champ méthodologique : elle est idéologique. La mobilisation, dans sa forme actuelle, repose sur une vision du monde où le capital privé est considéré comme l’ultime validateur de l’impact. Ce cadrage risque d’exclure des trajectoires de développement qui ne correspondent pas aux attentes du marché. Si les IFD veulent jouer un rôle véritablement transformateur, elles doivent aller au-delà de la mesure de leur pouvoir d’attraction de capitaux privés, et se concentrer sur leur capacité à façonner les marchés, à faire évoluer les normes, et à ouvrir des espaces pour des modèles économiques inclusifs.
Impact vs complexité institutionnelle
La dernière décennie a vu se multiplier les cadres d’évaluation, les indicateurs et les systèmes de notation de l’impact. Les IFD ont développé des approches sophistiquées pour l’évaluation ex ante, le suivi en cours d’investissement et les revues ex post. Toutefois, ces systèmes fonctionnent souvent en parallèle du processus d’investissement proprement dit. Les évaluations d’impact sont fréquemment menées comme des exercices de conformité, déconnectés de la prise de décision stratégique ou de l’identification des opportunités. Cette déconnexion a des conséquences concrètes. Les données d’impact ne sont pas systématiquement intégrées dans la stratégie de portefeuille, l’allocation des ressources ou les boucles d’apprentissage organisationnel. Les équipes en charge de la structuration financière et celles responsables de l’évaluation de l’impact travaillent souvent en silos, avec peu d’intégration. Il en résulte une situation paradoxale : les institutions parlent constamment d’impact, mais n’agissent qu’épisodiquement en fonction de celui-ci. Le problème n’est pas celui de l’intention, mais du « design institutionnel » : tant que l’impact restera une couche externe – plutôt qu’un moteur central – les IFD peineront à aligner leurs opérations sur leur mission. Intégrer la logique d’impact à toutes les équipes et à chaque étape de l’investissement, en la liant aux incitations et à la gouvernance, permettrait de transformer ces systèmes en leviers d’apprentissage organisationnel et d’adaptabilité stratégique.
Additionnalité vs présence sur le marché
L’additionnalité est un principe fondateur de la finance du développement : les IFD ne devraient intervenir que lorsque leur action apporte une valeur ajoutée que le marché seul ne peut fournir. En pratique cependant, démontrer l’additionnalité est devenu un exercice administratif plus qu’une réflexion stratégique. Ce formalisme a des effets pervers. Les IFD peuvent renoncer à des projets prometteurs de peur d’être perçues comme concurrençant des acteurs privés, même lorsque l’intérêt public est manifeste. À l’inverse, certaines peuvent élargir à l’excès la définition d’additionnalité pour justifier des contributions marginales. Le problème est avant tout conceptuel : l’additionnalité ne devrait pas être une condition statique à prouver ex ante, mais un positionnement dynamique à adapter tout au long du cycle de vie du projet. En repensant l’additionnalité comme un concept relationnel, sensible au contexte, les IFD peuvent se repositionner comme co-créatrices d’écosystèmes de développement. Cela suppose de nouveaux types de preuves, de nouveaux récits de valeur, et de passer d’une logique de justification défensive à une posture d’intention stratégique.
Une boussole stratégique
Les institutions de financement du développement se trouvent aujourd’hui à un carrefour. Face à l’ampleur des défis mondiaux, une simple adaptation incrémentale ne suffit plus. Le moment appelle à une redéfinition du sens, des outils et des comportements institutionnels. Une boussole stratégique est nécessaire pour guider les IFD au-delà de la gestion de portefeuille, vers une logique de transformation volontaire. Il ne s’agit pas d’un plan rigide, mais d’un outil de navigation, ancré dans les réalités du terrain, nourri par une introspection institutionnelle, et orienté vers un impact développemental durable à long terme.
Accélérer les transitions durables
Les IFD doivent se repositionner en tant que catalyseurs de transitions durables à grande échelle. Cela implique de soutenir l’évolution des modèles économiques, des structures financières et des logiques institutionnelles pour accélérer les progrès en matière de résilience climatique, d’équité numérique et d’économies inclusives. Le financement de projets isolés ne suffit plus. Les IFD doivent plutôt investir dans les conditions permettant aux secteurs entiers d’évoluer – via des instruments tels que les prêts liés à la durabilité, le financement basé sur les résultats, ou les modèles hybrides qui récompensent l’ambition et la création de valeur à long terme. L’alignement sur les ODD doit dépasser le stade du discours pour véritablement guider les décisions d’investissement, façonner l’appétence au risque, et structurer les partenariats.
Soutenir les pionniers et l’innovation de rupture
Les solutions transformatrices émergent souvent en dehors des canaux traditionnels. Les IFD doivent s’engager directement auprès des acteurs de l’avant-garde – entrepreneurs dans les États fragiles, intermédiaires locaux, innovateurs issus de la société civile. Plutôt que d’attendre l’arrivée d’opportunités d’investissement matures, elles doivent adopter un rôle proactif dans le développement de projets en phase amont, en apportant un soutien de premier risque et des instruments adaptés, tels que l’equity, le quasi-equity ou les financements concessionnels. L’objectif n’est pas de « choisir les gagnants », mais de créer un espace favorable et des systèmes de soutien pour faire émerger et croître des innovations ancrées localement.
Construire des écosystèmes habilitants
Le changement systémique repose sur des écosystèmes robustes, non sur des transactions isolées. Les IFD doivent investir dans les infrastructures institutionnelles qui soutiennent une croissance durable du secteur privé. Cela nécessite un engagement en amont et des partenariats durables avec les acteurs publics, ainsi qu’un véritable effort de renforcement des capacités. Dans les pays fragiles ou à faible revenu, ce rôle de bâtisseur d’écosystème peut être plus crucial que les décaissements immédiats, et doit être priorisé en conséquence.
Intégrer les transitions numériques et environnementales dans une logique de souveraineté
Les IFD doivent intégrer pleinement les deux grandes transitions – numérique et environnementale – dans leurs stratégies centrales, tout en veillant à préserver l’autonomie locale. Les infrastructures numériques et la gouvernance des données ne sont pas seulement des enjeux techniques : elles déterminent qui contrôle, qui bénéficie, et qui est protégé dans les nouvelles économies numériques. Les IFD doivent garantir que ces transitions soient inclusives et renforcent la souveraineté des pays. De même, le financement environnemental doit soutenir des transitions justes, spécifiques aux contextes locaux, en évitant les modèles extractifs et en promouvant les économies circulaires, des politiques industrielles vertes, et la protection de la biodiversité. Ces sujets doivent devenir le cœur de toutes les opérations. Ensemble, ces quatre orientations redéfinissent le rôle des IFD – passant de financiers prudents à architectes stratégiques de trajectoires de développement. Ce repositionnement exige des coalitions audacieuses, une utilisation élargie des instruments, et une volonté de prendre des risques calculés au service d’un impact systémique.
Les conditions de mise en oeuvre
Pour que cette boussole stratégique passe de la théorie à la pratique, les IFD doivent lever les contraintes institutionnelles qui limitent aujourd’hui leur capacité à agir. L’ambition ne suffit pas : une transformation réelle suppose des réformes en profondeur des modes de gouvernance, des systèmes d’incitation et des modèles opérationnels, tous alignés avec une logique de finance mission driven. Sans ces conditions habilitantes, même les stratégies les plus ambitieuses risquent de rester lettre morte.
Repenser la gouvernance et les mandats
La première étape consiste à aligner les structures de gouvernance sur l’ambition développementale. Les directives au niveau des conseils d’administration doivent explicitement privilégier l’impact à long terme sur le rendement financier à court terme. Cela peut nécessiter une révision des attentes en matière de rentabilité, une acceptation plus grande de la variabilité des performances, et une réévaluation des cadres de suffisance du capital. Les actionnaires doivent redéfinir la réussite – non pas comme la seule préservation du capital, mais comme son utilisation catalytique au service d’un développement systémique et durable.
Construire des modèles opérationnels adaptatifs
Les IFD doivent faire évoluer leurs systèmes opérationnels pour favoriser l’innovation et une prise de risque calculée. Les cadres de gestion des risques doivent distinguer la témérité de l’audace stratégique, et donner plus d’autonomie aux équipes. Les processus d’approbation doivent être simplifiés, et les systèmes d’incitation doivent récompenser la collaboration, l’apprentissage et l’impact, plutôt que la seule rapidité de décaissement ou la performance financière. Pour soutenir cette évolution, les IFD pourraient créer des unités d’innovation dédiées – des hubs semi-autonomes dotés de la liberté de tester de nouveaux outils, d’allouer le capital différemment, et d’apprendre de l’échec. Des « bacs à sable » réglementaires et des budgets d’innovation, soutenus par les actionnaires, peuvent constituer des espaces sûrs pour l’expérimentation.
Renforcer la coordination et l’interopérabilité
Une meilleure coordination entre les IFD, et avec les autres acteurs du développement, est essentielle. La fragmentation réduit l’efficacité et limite l’impact collectif. Les IFD doivent œuvrer à la mise en place de normes partagées, de véhicules de financement communs, et de plateformes de co-investissement pour gagner en échelle et éviter les doublons. L’interopérabilité institutionnelle doit devenir un objectif stratégique – pour permettre une collaboration sur les transitions systémiques, plutôt qu’une compétition sur les transactions individuelles.
Investir dans la prospective et l’intelligence institutionnelle
Pour prévoir plutôt que subir, les IFD doivent renforcer leurs capacités d’anticipation stratégique. Cela implique d’investir dans la veille, l’analyse de données et la planification de scénarios afin de rester en avance sur les évolutions géopolitiques, technologiques et réglementaires. Une telle prospective institutionnelle permet aux IFD d’identifier les opportunités, de gérer les risques émergents, et de piloter leurs stratégies de manière proactive.
Agir en tant que communauté globale
Enfin, les IFD doivent fonctionner non seulement comme des entités individuelles, mais aussi comme une communauté coordonnée. Une plus grande convergence via des plateformes communes, des instruments partagés, et des espaces de dialogue partagés – comme EFSD+ ou les forums multilatéraux mondiaux – peut amplifier leur influence collective et créer une cohérence d’ensemble. Cette collaboration mondiale est essentielle pour transformer des efforts fragmentés en un impact systémique. Sans ces conditions habilitantes, la boussole stratégique risque de rester symbolique. Avec elles, elle devient un véritable levier de réinvention des IFD comme forces motrices de la transformation.
Ce texte est le résumé d’un article publié dans la collection des Policy Papers aux Éditions AFD (novembre 2023).
À lire aussi

