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Mobiliser le capital institutionnel pour les marchés émergents et les économies en développement
Publié le
Samantha ATTRIDGE Chargée principale de recherche ODI Global

Secteur Privé & Développement #43 - Institutions européennes de financement du développement : acteurs stratégiques dans un monde en mutation
Cette édition met en lumière les leviers d’action des institutions de financement du développement européennes qui investissent plus de 12 milliards d’euros par an dans le secteur privé des pays émergents. Ce numéro a été réalisé en collaboration avec l’association European Development Finance Institutions (EDFI).
Les investisseurs institutionnels restent sous-exposés aux marchés émergents et aux économies en développement (EMDE), en dépit de leurs performances financières, de leur rôle clé dans la croissance mondiale et l’action climatique. En effet, leur liquidité, des obstacles réglementaires et une perception des risques freinent l’investissement durable, essentiel pour réconcilier rentablité financière et objectifs sociaux et environnementaux. Les acteurs du développement (banques multilatérales et institutions de financement) contribuent à combler ce déficit par leur connaissance du marché et l’atténuation des risques. Pour débloquer l’investissement EMDE à grande échelle, il faut des réformes réglementaires, une volonté d’impulsion de la part des investisseurs, et une évolution des mentalités.
Notre monde est confronté à des défis qui nécessitent d’agir de façon urgente, de la lutte contre le changement climatique au combat contre la pauvreté ou contre les inégalités sociales. Les marchés émergents et les économies en développement (EMDE) doivent être placés au cœur de ces efforts.
Ces régions représentent à la fois un potentiel financier pionnier – offrant à des investisseurs institutionnels comme les fonds de pension ou les compagnies d’assurance des opportunités de croissance et de diversification – mais aussi des lieux où l’investissement durable est le plus pertinent pour l’action climatique, pour la lutte contre la pauvreté et pour le progrès social.
EMDE : d'excellentes raisons d'investir
Les recherches d’ODI Global ont établi que, depuis 2010, les obligations émergentes ont surperformé leurs équivalents obligataires sur les marchés développés. Ces vingt dernières années, les actions émergentes ont en outre procuré des rendements équivalents – voire parfois supérieurs – à ceux des actions de marchés développés (hors États-Unis). Pourtant, malgré la solide performance de ces indicateurs, les investisseurs institutionnels continuent de ne pas allouer suffisamment de capital aux EMDE. L’allocation classique des compagnies d’assurance se situe entre 0 et 5 %, tandis que les fonds de pension leur consacrent entre 5 et 15% de leurs portefeuilles. Cela s’explique en partie par la faible liquidité des investissements EMDE et parce que beaucoup de ces régions ne disposent pas de marchés de capitaux suffisamment développés, ce qui limite la capacité des investisseurs à y négocier librement des titres. De ce fait, l’essentiel de l’investissement dans les EMDE va à une poignée de grands marchés émergents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, plus avancés dans leur développement.
Une récente analyse de Morgan Stanley met en évidence ce sous-investissement, et révèle que les stratégies d’allocation classiques sous-pondèrent considérablement les marchés émergents. Leurs modèles indiquent que l'exposition typique aux marchés émergents ne représente qu'un sixième de ce qui serait recommandé par une stratégie d'allocation optimale. Cette sous-allocation signifie que les investisseurs renoncent potentiellement à des gains substantiels, d’autant que les EMDE devraient constituer, pour les prochaines décennies, le moteur de la croissance mondiale. Ces économies représentent aujourd’hui 60 % du PIB de la planète, et une part croissante de la capitalisation boursière globale.
Alors que l’Europe est confrontée au vieillissement de sa population et à une croissance atone de la productivité, les investisseurs institutionnels, tenus de satisfaire leurs futures obligations de paiement en matière de retraites, auraient tout intérêt à voir plus loin que les perspectives économiques limitées de la région. Selon les estimations, le PIB européen ne devrait croître que de 1,45 % en moyenne d’ici 2029, contre 2,29 % aux États-Unis et – mieux encore – 5 à 6 % pour les EMDE. Le paysage économique mondial évolue, et les investisseurs qui laissent échapper les opportunités offertes par les EMDE risquent fort de se voir distancer, à une époque de transformations très rapides.
BMD et IFD ont un rôle essentiel à jouer
Les investisseurs institutionnels sont confrontés, dans le cas des EMDE, à un certain nombre d’obstacles et ils peuvent compter, pour les surmonter, sur l’appui des banques multilatérales de développement et des institutions de financement du développement (BMD et IFD). Leur expertise très poussée sur ces marchés se traduit par des informations extrêmement précieuses sur le risque de crédit, qui alimentent l’ensemble statistique GEMS, un référentiel de données provenant de 21 BMD et IFD, et portant sur les défauts de crédit et les recouvrements. La dernière publication GEMS (datée d’octobre 2024) révéle que, dans les EMDE, les taux de pertes des BMD et des IFD sur de la dette privée sont inférieurs à ce que l’on croit généralement avec, sur les dix dernières années, un taux de défaut annuel de 3,56 %. Plus probant encore, le recouvrement des créances y atteint un taux robuste de 72,2 %, supérieur à bien des benchmarks internationaux. Mais les BMD et les IFD ne se contentent pas de fournir des données : elles réduisent activement le risque d’un investissement EMDE. Fortes de leur connaissance inégalée des marchés et de leur présence sur le terrain, ainsi que d’une série d’outils d’atténuation du risque – garanties, assurance du risque politique, ou structures de financement mixte – elles permettent aux investisseurs institutionnels de s’engager en toute confiance sur les EMDE.
Les BMD et les IFD savent aussi structurer des produits qui répondent aux besoins des investisseurs institutionnels: une rentabilité compétitive qui tient compte du risque perçu. La solution? Des produits notés investment grade et adossés à de vastes pools d’actifs diversifiés, bien documentés en matière de reporting ESG et d’impact. Par l’origination et la structuration – souvent collaboratives – des actifs, les BMD et les IFD permettent de créer des véhicules d’investissements mutualisés répondant aux normes institutionnelles, et donc de créer de nouvelles opportunités dans les EMDE. Investir dans les EMDE est souvent onéreux, du fait de coûts de transaction plus élevés sur les marchés privés et de la rareté des opportunités sur les marchés publics, conduisant à une surreprésentation de l’investissement privé. BMD et IFD peuvent contribuer à faire baisser ces coûts en créant des opportunités d’investissement à moindres frais, en « poolant » les actifs et par la syndication des transactions avec des gestionnaires d’actifs privés.
Enfin, les investisseurs institutionnels sont de plus en plus fortement incités à intégrer à leurs décisions les questions de développement durable. Dans les EMDE, la fiabilité des données relatives à l’impact et aux critères ESG constitue un obstacle majeur – et c’est là aussi que les BMD et les IFD peuvent intervenir. Grâce à leurs référentiels bien établis sur ces questions, elles sont en mesure d’assurer l’alignement des opportunités d’investissement sur les standards du développement durable – en palliant le manque de données ESG et d’impact, et en permettant une allocation du capital plus pertinente et plus responsable.
Repenser la réglementation et s'attaquer aux biais comportementaux
Pour véritablement libérer l’investissement dans les EMDE à grande échelle, il faudra toutefois faire tomber les barrières systémiques – à la fois réglementaires et culturelles – qui retiennent les flux de capitaux. Le cadre réglementaire européen, notamment, pénalise sans le vouloir les investissements EMDE. Prenons le cas des règles de Solvabilité II : en raison de l’insuffisance des données au moment du calibrage de 2016, un seuil minimum de 13 % avait en effet été fixé pour les financements à 10 ans de projets d’infrastructures non notés, dans des pays non membres de l’OCDE. Les données publiées depuis par Moody’s indiquent pourtant que les taux de perte dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires sont comparables, si ce n’est inférieurs, à ceux des pays à revenus élevés.
En 2020, une étude de recalibrage a établi qu’en Afrique, les pays à revenus intermédiaires comme les pays à revenus élevés justifieraient d’un ratio de fonds propres pouvant tomber à 4 % seulement – contraste frappant avec le seuil de 13 %, totalement obsolète. Il est donc temps de revoir ces exigences de capitaux propres. Un autre problème de Solvabilité II tient à son mécanisme « d’ajustement », qui permet aux assureurs de gérer leur risque de liquidité mais ne s’applique qu’aux actifs bénéficiant d’une notation investment grade. Le risque-pays de la plupart des EMDE ne dépassant pas la notation BBB (il tourne en moyenne autour de BB-), cela crée un mur artificiel qui vient renforcer le biais en faveur des marchés développés. Les autorités réglementaires de l’Union européenne (UE) doivent donc reconsidérer ce seuil. En matière de développement durable, les nouvelles réglementations financières de l’Union faussent elles aussi la donne. Ainsi, le Green Asset Ratio (GAR) ne tient pas compte des « investissements verts » réalisés hors UE à son numérateur, mais il les intègre au dénominateur. Cela veut dire que des IFD européennes, comme le FMO ou d’autres, qui émettent de la dette mais investissent en dehors de l’UE, pourraient afficher – en dépit d’importants investissements durables dans les EMDE – un GAR de 0 %. Le FMO comme la BEI ont d’ailleurs récemment fait part de leurs inquiétudes quant au risque de réputation lié à cette nouvelle réglementation.
Mais le cadre réglementaire n’est pas toujours en cause. Sur la plupart des marchés de pensions en Europe, le principal défi tient aux biais comportementaux des investisseurs et à un conservatisme solidement ancré. Les fonds de pensions britanniques, par exemple, n’allouent que 0,5% de leurs actifs sous gestion aux EMDE, alors même qu’aucune réglementation ne limite cette allocation. Une plus grande familiarité avec le marché national et la prudence fiduciaire amènent souvent à préférer le marché domestique ou les marchés voisins, où les investisseurs ont plus facilement accès à l’information.
Préparer l'avenir
Le changement exige du leadership, sur le plan politique comme au niveau des investisseurs et les Pays-Bas sont un modèle en la matière : des orientations gouvernementales fortes et un soutien proactif de la réglementation leur ont permis de transformer leur système financier pour devenir un pays leader sur les EMDE et l’investissement à impact. Le Royaume-Uni est en train de prendre des mesures qui vont dans le même sens, le nouveau rapport du « Groupe d’investisseurs institutionnels sur le changement climatique » ayant défini des actions concrètes dans trois domaines clés :
- Leadership politique et industriel : un programme d’investissements clair doit être établi par le ministre britannique des finances, le ministre des affaires étrangères et les principaux propriétaires d’actifs et chefs d’entreprise du pays.
- Comité de pilotage sous l’égide du secteur financier : instauration d’un organisme dédié, chargé de conduire les initiatives, notamment en matière de renforcement des capacités et d’évaluation des réglementations.
- Transparence et homogénéisation des données : les autorités réglementaires et les acteurs du secteur doivent collaborer pour combler les lacunes en matière d’informations, afin que l’investissement se fasse en pleine connaissance de cause.
Ces initiatives envoient un message fort. Elles devraient servir d’exemple pour la phase préparatoire de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement, qui se tiendra à Séville du 30 juin au 3 juillet 2025. Le pragmatisme s’impose sur ce qui peut être accompli, mais l’accord devra, à plus forte raison, poser des bases susceptibles d’entraîner un changement systémique et comportemental. Pour accomplir de réels progrès, il faudra une large adhésion des principales parties prenantes, au-delà de la communauté impliquée dans le financement du développement. Si l’on veut atteindre les Objectifs de développement durable et favoriser la résilience de l’économie mondiale, il est indispensable de mobiliser davantage l’investissement dans les EMDE. Pour libérer ce potentiel, il conviendra de lever les barrières réglementaires, de renforcer l’engagement des investisseurs, d’améliorer la disponibilité des données, et de prendre appui sur les compétences des BMD et des IFD. Avec de la détermination et un engagement en faveur de l’innovation, les investisseurs institutionnels peuvent jouer demain un rôle transformateur dans le financement des EMDE, tout en s’assurant à l’avenir une rentabilité durable.
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