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Comment les innovations des pays émergents développent la résilience climatique
Publié le
Fernando J. Díaz López Directeur exécutif Centre S&O Climate & Earth, HEC Paris
Secteur Privé & Développement - Business & Climat : de l'ambition à l'action
Proparco publie une édition hors-série de sa revue Secteur Privé & Développement, consacrée au rôle stratégique du secteur privé et des institutions financières face à l’urgence climatique.
Un nouveau paradigme émerge dans le monde du développement : la transition vers la résilience climatique, qui requiert des solutions adaptées. Les institutions de financement du développement accompagnent cette évolution. Mais elles ne saisissent peut-être pas complètement toute l’étendue des opportunités commerciales qu’offrent les sujets de résilience climatique. Le potentiel considérable de l’implication des acteurs privés des pays émergents reste encore largement inexploité, et son pouvoir transformateur mal compris. Pourtant, malgré les défis économiques et réglementaires, ces pays avancent et innovent.
Inondations, canicules, tempêtes, sécheresses, feux de forêt – l’actualité nous rappelle en permanence que le climat est en train de changer. Les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter, avec des conséquences socioéconomiques désastreuses. La société et l’économie doivent résolument et rapidement s’adapter. De nombreuses solutions d’atténuation sont à portée de main.
Face à cette crise, un nouveau paradigme a émergé dans le secteur du développement : celui de la transition vers la résilience climatique. Ces dix dernières années, les agences d’aide au développement (AAD) et les institutions de financement du développement (IFD) ont donc été appelées à jouer un rôle clé dans la diffusion de solutions pour l’atténuation et l’adaptation climatiques.
Ces « solutions de résilience climatique » désignent les nouvelles technologies, nouveaux produits, services et modèles économiques permettant d’anticiper, d’absorber, d’adapter et de transformer les systèmes soumis aux impacts climatiques (risques, aléas, vulnérabilités). De façon surprenante pour certains, on les voit émerger en grand nombre en Afrique, en Amérique latine et dans les Caraïbes, au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est.
Soutenir les solutions de résilience climatique des pays émergents
Partout dans le monde, les IFD et les AAD mettent en place, à des échelles diverses, des projets liés à l’adaptation et aux risques climatiques – notamment en proposant financements (y compris mixtes) et mécanismes de garantie. Ces programmes appuient Comment les innovations des pays émergents développent la résilience climatique Un article de Fernando J. Díaz López, directeur exécutif du Centre S&O Climate & Earth, HEC Paris TRIBUNE la planification de l’adaptation, la réponse à apporter aux catastrophes, les solutions fondées sur la nature, la réduction des inégalités, le renforcement des capacités et du développement des infrastructures. Le PACT britannique, le programme AdaptAction de l’AFD ou encore, à la FMO, le Dutch Fund for Climate and Development en font partie.
La Banque interaméricaine de développement a ainsi lancé CLIMA, mécanisme financier indexé sur la performance : lorsque les objectifs et KPI sont remplis, il récompense les pays emprunteurs (avec remise de 5%). Proparco a également lancé des initiatives similaires dans le cadre de prêts liés à la durabilité (sustainability-linked loan), ce qui a conduit un groupe d’IFD à structurer un prêt historique à EcoBank, assorti de deux engagements climatiques majeurs et de plusieurs critères de performance en matière de développement durable.
En dépit de leurs bénéfices multiples et concrets en matière de préparation aux évolutions climatiques, les programmes traditionnels de résilience climatique peuvent cependant souffrir d’un certain retard sur les mécanismes classiques de transfert de technologies. Ils sont en outre susceptibles de ne pas permettre d’identifier pleinement les opportunités de marché offertes par la résilience climatique.
Un déficit de financement inférieur à l’opportunité de marché
Comme cela était déjà évoqué dans un précédent article de Secteur Privé & Développement, la résilience climatique recèle un réel potentiel de marché. Selon les estimations de la Climate Policy Initiative (CPI), 6 700 milliards de dollars de financements climatiques seront nécessaires chaque année sur la période 2024-2030, auxquels s’ajoutent 7000 milliards de dollars annuels entre 2031 et 2050 (soit environ 14 000 milliards d’ici 2050). Cependant – et cela peut se comprendre –, une grande partie des financements disponibles sont consacrés à l’atténuation et à la décarbonation (principalement sur des projets d’énergie renouvelable). Toujours selon les estimations de la CPI, moins de 5% des financements climatiques vont ainsi à l’adaptation et à la résilience. Le déficit de financement en matière d’adaptation est par ailleurs estimé aux alentours de 320 à 400 milliards de dollars par an d’ici 2035 (soit en tout 3 200 à 4 000 milliards).
Du fait de ce double déficit (financement climatique global et financement de l’adaptation), on peut parler d’un marché considérable pour les solutions de résilience face au climat. Des sociétés spécialisées évoquent ainsi des montants allant de 10 à 100 milliards de dollars d’ici 2030 (Fortune Insider, SNS Insider, par exemple). Une récente étude de la société d’investissement Tailwind affirme de son côté que le marché des solutions d’adaptation et de résilience climatique est de l’ordre de 1400 milliards de dollars par an. Selon cette même source, en 2023, la demande mondiale de telles solutions a atteint 737 milliards de dollars de la part des États, 647 milliards de la part des consommateurs et 58milliards de la part des entreprises (pays du Nord et du Sud confondus). Un pourcentage élevé de cette demande concernait l’agriculture, l’alimentation et les forêts (491 milliards), l’assainissement de l’eau (387 milliards), les infrastructures (213 milliards), et les villes et villages (160 milliards).
La Commission mondiale pour l’adaptation (GAC) prévoit qu’à l’échelle mondiale, des investissements de 1800milliards de dollars par an sur la décennie 2020-2030 pourraient engendrer des bénéfices totaux de 7100milliards nets (systèmes d’alerte précoce, infrastructures climato-résilientes, amélioration de l’agriculture en zones arides, protection des mangroves et résilience des ressources en eau). De son côté, le World Resources Institute (WRI) estimait récemment que chaque dollar investi dans l’adaptation climatique (agriculture, eau, santé et infrastructures) se traduit en 10 ans par 10,50 dollars de valeur ajoutée. En dollars, 133 milliards d’investissements pourraient donc générer 1400 milliards de bénéfices.
Toutes ces données démontrent qu’investir dans ces solutions est économiquement pertinent. Mais elles ne sont cependant pas toujours identifiables pour les investisseurs internationaux (du fait, par exemple, de l’insuffisance des données ou d’indicateurs). Le champ d’application de la résilience climatique pour l’action privée reste de ce fait en grande partie inexploré, et son potentiel transformateur est mal compris.
Le potentiel transformateur des solutions des pays émergent
En avril 2024, des crues soudaines et dévastatrices ont touché la ville de Nairobi, au Kenya. Selon la Croix-Rouge kényane, cet événement météorologique extrême a provoqué la mort de 290 personnes, affecté d’innombrables entreprises et ménages (plus de la moitié ont dû être déplacés), et des hectares de terres. Le bilan aurait toutefois pu être plus lourd si une série de mesures de résilience climatique n’avaient pas été mises en œuvre en temps voulu. Parmi ces solutions, des systèmes d’alerte précoce et d’envoi de SMS, des plateformes numériques de crowdsourcing et de cartographie de crise, des réseaux communautaires d’intervention locale (en particulier associés sur le terrain à l’action de la Croix-Rouge et du Secours islamique), et le recours préventif à des solutions fondées sur la nature (autour de la forêt de Mau et du massif d’Aberdare).
Le 29 octobre 2024, l’un des événements climatiques les plus dévastateurs qu’ait connue l’Europe s’est produit dans la région de Valence, en Espagne. Selon l’Institut valencien de recherche économique, les crues soudaines « DANA»7 ont causé la mort de 228 personnes, le déplacement de milliers d’autres, et la destruction de nombreux hectares de terres agricoles. Valence disposait d’un système d’alerte avancée, de SMS et des forces étaient présentes sur le terrain (protection civile et unités militaires d’urgence), mais elle n’a pas pu compter sur des plateformes de crowdsourcing comme il en existe dans certains pays émergents – où sont parfois utilisés par ailleurs en complément des satellites européens et des capteurs terrestres (par exemple dans le cadre du projet Horizon Europe « TWIGA » à Nairobi). À Valence, une partie du plan de rétablissement met désormais fortement l’accent sur la restauration des milieux naturels. Les innovations des pays émergents peuvent donc contribuer à faire la différence.
De plus en plus de solutions de résilience climatique conçues dans ces pays s’exportent avec succès vers les pays du Nord. Ushahidi en est un exemple remarquable. Créée en 2008, cette entreprise sociale était au départ une plateforme numérique en open source destinée à la surveillance des violences postélectorales au Kenya. Elle a évolué depuis vers une série de plateformes et services numériques interconnectés fournissant des données collaboratives sur la situation de crise en temps réel, afin de générer des cartes de reconnaissance qui servent aux interventions d’urgence en cas d’événements climatiques extrêmes. Cette technologie a aussi été utile, entre autres, lors du tremblement de terre et du tsunami au Japon (2011), de la tempête de neige à Atlanta (2014) et pendant les inondations au Pakistan (2022). Basée aux États-Unis et au Kenya, Ushahidi est depuis longtemps partenaire du PNUD dans le cadre de nombreux projets internationaux, et bénéficie d’une reconnaissance internationale.
La plateforme a reçu les financements de UK Aid, US Aid et Omidyar Network (États-Unis), entre autres organisations. Elle compte de nombreux clients publics et privés à travers le monde (pouvoirs publics, journaux, ONG). Son dernier projet, Gearbox !, financé par la Fondation Lemelson et soutenu par le MIT, est un écosystème d’innovation ouverte de 10 000 m² dédié à la conception et au prototypage rapide. Hors Afrique, d’autres exemples d’innovations de pays du Sud s’exportant à l’international incluent, en Inde, Cropin (IA pour l’agriculture régénératrice), en Arabie saoudite, Sadeem Technology (systèmes intelligents d’information sur les crues et la circulation) ou encore, au Mexique, Gravalock (systèmes de revêtements perméables pour les chaussées et les sols) : tous comptent des clients en Europe, aux États-Unis et au Canada.
Parmi les autres exemples, citons encore Jokalante, entreprise sociale sénégalaise proposant un système d’alerte précoce et de radio en langues régionales pour l’assistance aux pêcheurs et agriculteurs, ou Rada360, entreprise tanzanienne spécialisée dans les solutions d’agriculture de précision combinant capteurs d’irrigation, surveillance des cultures par satellite et analyse des sols. Reste à savoir si leurs écosystèmes locaux seront à même de leur offrir les conditions nécessaires pour se développer. Beaucoup d’autres solutions de résilience climatique présentent un potentiel similaire d’application élargie. La base de données spécialisée NetZero Insights recense ainsi près de 5 200 startups actives dans le domaine de l’adaptation et de la résilience (risques climat, surveillance climatique, gestion des catastrophes environnementales, eau, solutions basées sur la nature, agriculture résiliente). Ces entreprises – dont environ 40 % se situent dans les pays émergents – ont mobilisé 29 milliards de dollars de capital-risque (en pré-amorçage, amorçage, phase de démarrage et stade avancé).
Écosystèmes de résilience climatique dans les pays émergents : le chaînon manquant
Comme le montrent ces exemples, des solutions de résilience innovantes peuvent être adoptées selon les dynamiques de marché habituelles, indépendamment de leur pays d’origine. Toutefois, les solutions, initiatives et modèles économiques nouveaux ont davantage de chances d’apparaître dans un écosystème de l’innovation bien structuré et performant. Dans les écosystèmes plus fragiles ou moins matures, les gouvernements et pouvoirs publics doivent intervenir pour rectifier les défaillances du marché ou du système – en particulier lorsque les forces économiques et réglementaires ne favorisent pas les solutions innovantes (ce qui est plus fréquent dans les pays du Sud). Une approche écosystémique, visant à soutenir les pôles d’expérimentation sur la résilience climatique, pourrait ainsi constituer la clé de voûte d’une intégration plus massive des solutions pertinentes.
Divers programmes d’innovation climatique pour le développement existent; ils permettent d’identifier les innovateurs des pays émergents, de renforcer les écosystèmes locaux, de lever les obstacles à un déploiement à l’échelle, et de promouvoir l’innovation systémique, l’expérimentation et les apprentissages. Le PNUD pilote par exemple l’Adaptation Innovation Marketplace (AIM) et l’Accélérateur d’innovation climatique du Fonds d’adaptation (AFCIA). L’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), quant à elle, met en œuvre un programme (financé par le FEM) qui intègre une communauté de pratiques sur l’incubation et l’accélération des micro-entreprises et PME.
Certaines institutions académiques soutiennent elles aussi activement la résilience climatique dans les pays du Sud. Le programme Challenge+ Afrique d’HEC Paris épaule ainsi des innovateurs à Dakar et Abidjan – avec le soutien du ministère français des Affaires étrangères. Ce programme, axé sur la stratégie, la préparation à recevoir l’investissement, les modèles économiques et la planification d’entreprise, aide notamment des entreprises comme Jokalante, Limawa ou Soltima.
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