Le parcours de Manila Water est remarquable. Il est dû en grande partie à ses choix stratégiques, à ses convictions et à ses investissements – et, en particulier, à l’accent qui a été mis sur le tandem « pipes and people » : infrastructures-ressources humaines. Cette transformation, Manila Water la doit avant tout à la valeur de ses salariés et à leur implication. Les individus, les équipes et toute une organisation ont su passer d’une main-d’oeuvre au mieux réactive et complaisante, à une équipe proactive et responsabilisée. Ce changement a été visible pour les clients, qui ont commencé à prendre conscience de l’amélioration des services dont ils bénéficiaient. Cette exigence consistant à « changer pour faire toujours mieux », sur laquelle Manila Water a bâti sa réputation au fil des années, a largement contribué à sa réussite.
LES DÉFIS D’UNE STRUCTURATION DU MARCHÉ DE L’EAU AUX PHILIPPINES
Organisme du gouvernement philippin, le Metropolitan Waterworks and Sewerage System (MWSS) a pour mission de fournir des services liés à l’eau et à l’assainissement dans la région métropolitaine de Manille à 15 millions de personnes. Au milieu des années 1990, dans la métropole de Manille, le secteur de l’eau était pris dans une sorte de cercle vicieux. L’approvisionnement était intermittent avec, entre autres difficultés, plus de 63 % de pertes, dues à des fuites ou à des vols. En 1996, le MWSS alimentait directement en eau 67 % des 10,6 millions d’habitants compris dans sa zone de couverture. La gestion des eaux usées était quasi inexistante, le tout-à-l’égout équipant à peine 3 % des foyers connectés au réseau d'eau potable. En raison de la médiocrité du service, le gouvernement philippin ne pouvait augmenter les tarifs, les consommateurs refusant de payer – une situation au demeurant aggravée par des pratiques de recouvrement peu efficaces. De ce fait, les flux de trésorerie étaient très faibles, et le service public de gestion de l’eau n’était pas en mesure d’assurer sa viabilité financière. Si l’on ajoute à cela l’industrialisation accélérée et la croissance démographique que connaissaient alors les Philippines, le MWSS se retrouvait prisonnier de cette situation, incapable de répondre à la demande d’un approvisionnement en eau efficace et de qualité.
UNE CONVERGENCE FAVORABLE
L’imminence d’une crise de l’eau est ce qui a finalement poussé le gouvernement du pays à rendre prioritaire la nécessité d’amélioration des services liés à l’eau et à l’assainissement dans la zone métropolitaine. Lorsque le président Fidel Ramos a succédé à la présidente Corazon Aquino à la tête des Philippines, il a étendu le programme de partenariats public-privé (PPP) pour y intégrer certaines infrastructures essentielles, avec en particulier la loi build-operate-transfer (BOT) de 1990. Grâce à cette loi, les pouvoirs publics ont pu mettre en place un partenariat pour la fourniture et le développement d’infrastructures avec le secteur privé, ce dernier étant responsable de la conception, du financement, de la construction, de l’exploitation et de la gestion de l’infrastructure. À l’issue d’une période de concession à durée déterminée, la propriété de l’infrastructure concernée reviendra ensuite au gouvernement national.
Ainsi, en 1994, le concept de PPP a été appliqué et le National Water Crisis Act (NWCA) fut présenté et adopté. Cette « loi sur la crise nationale de l’eau » permettait à MWSS d’examiner différentes formes de PPP. Le modèle de la concession est apparu comme celui qui convenait le mieux pour améliorer l’approvisionnement en eau et étendre la couverture des réseaux dans la métropole de Manille. Deux concessions de 25 ans ont ainsi fait l’objet d’un appel d’offres : l’une pour la « Zone Est », l’autre pour la « Zone Ouest ». Cette division de la zone de service a permis de faciliter la négociation des contrats de concession et de fournir des critères objectifs d’évaluation des performances des deux concessionnaires. Ces étapes, franchies sous l’administration du président Ramos, reflétaient clairement une volonté politique forte. Les autorités avaient compris que si la crise de l’eau qui menaçait la région métropolitaine de Manille n’était pas résolue, c’est toute la viabilité économique du pays qui pourrait s’en trouver menacée.
Au moment où elle prit le relais dans la gestion du dispositif, Manila Water hérita de plus de 2 200 anciens fonctionnaires d’État, âgés de 45 à 55 ans. En moyenne, les équipes se caractérisaient par une faible productivité, des cadres ayant reçu une très bonne formation mais qui étaient mal rémunérés, une capacité limitée à gérer l’activité « comme une entreprise », et une inquiétude pour la sécurité de leur emploi dans un contexte de privatisation. De toute évidence, il était devenu nécessaire de faire émerger un nouvel état d’esprit, et un style de management plus proche de celui d’une entreprise, où la responsabilité d’un développement pérenne serait largement partagée à tous les niveaux de l’organisation. Les salariés constituant sa principale force motrice, c’est d’abord en interne que Manila Water devait entamer sa transformation, en commençant par ses équipes. La société a ainsi confié davantage de responsabilités aux salariés. Manila Water a en outre lancé un programme de formation de jeunes recrues (Cadetship Training Program), afin d’attirer de nouveaux talents au sein de ses équipes. La formation de ces « cadets », conçue de manière à développer au plus haut niveau leurs compétences techniques, commerciales et managériales, visait à constituer pour l’entreprise un vivier de futurs dirigeants et managers.
Dans l’ancien schéma de fonctionnement du MWSS, l’activité opérationnelle était fortement centralisée. Les objectifs étaient fixés au niveau de la direction générale de l’entreprise plutôt qu’au sein d’unités plus petites, ce qui créait des difficultés de communication et de coordination à l’échelle de toute l’organisation. Pour résoudre ce problème, Manila Water a décidé d’amener le management au plus près du terrain, en créant un système de gestion territoriale décentralisée impliquant une division de la Zone Est en une série de secteurs géographiques, eux-mêmes subdivisés en zones plus petites. Cette approche a permis de mieux gérer l’activité opérationnelle, tout en renforçant le lien avec les communautés riveraines et avec les clients de l’entreprise.
HAUSSE DES INVESTISSEMENTS ET AMÉLIORATION DU SERVICE
Alors que le service public était prisonnier d’un cercle vicieux, caractérisé par des décennies de sous-investissement ayant conduit à un service médiocre et à une couverture lacunaire, Manila Water a su se transformer pour devenir une compagnie efficace. L’une des plus grandes réussites opérationnelles de l’entreprise a été de parvenir à réduire considérablement le niveau de pertes sur le réseau (non-revenue water, ou NRW) : de 63 % en 1997, il est passé à seulement 13 % en 2022. Il s’agit là de la plus forte réduction du niveau de pertes dans toute l’histoire du pays, avec un taux de NRW qui a même fait mieux que l’objectif réglementaire, fixé à 25 %. La réduction des pertes a entraîné une augmentation conséquente du volume d’eau distribué aux consommateurs, pour atteindre 99 % de couverture, 24 heures sur 24, soit environ trois fois plus de consommateurs approvisionnés.
En outre, Manila Water a ainsi pu proposer une tarification abordable, en particulier pour les communautés marginalisées qui représentent la majeure partie de la clientèle de l’entreprise. L'accès d’un plus grand nombre d’habitants à l’eau potable a également permis de réduire la prévalence des maladies d’origine hydrique, et donc d’améliorer la santé publique. Par ailleurs, les familles n’ont plus besoin de consacrer leur temps et leur énergie à aller chercher de l’eau quotidiennement. Les efforts de Manila Water pour améliorer ses services se sont également traduits par un taux de satisfaction élevé de ses clients, la notation s’appuyant sur la qualité du réseau, la qualité de l’eau et celle du service. En matière d’investissements, Manila Water a dépensé plus de 111 milliards de pesos philippins en infrastructures liées à l’eau et à l’assainissement (environ 1,8 milliard d’euros), soit deux fois la valeur des actifs du MWSS affectés à la Zone Est pour le service du territoire métropolitain de Manille et de la province de Rizal. Les dépenses d’exploitation sont passées de 416 millions de pesos philippins (6,75 millions d’euros) en 1997 à un montant cumulé d’environ 74 milliards de pesos fin 2021 (1,2 milliard d’euros), témoignant de l’engagement de l’entreprise à fournir le meilleur service possible sur le territoire qui lui a été confié. Ce succès de Manila Water dans la Zone Est a ouvert la voie à d’autres initiatives commerciales lui ayant permis de se développer et d’introduire les meilleures pratiques tirées de son expérience au fil des années, à la fois au niveau national (régions de Laguna, Boracay, Clark ou Cebu) et à l’échelle internationale (Vietnam).
MISE À L’ÉPREUVE DE LA SOLIDITÉ D’UN PPP : DÉFIS ET OPPORTUNITÉS
Rétrospectivement, l’évolution des activités de Manila Water dans le temps peuvent se résumer en quatre phases : la survie, l’extension de la couverture, l’alignement des objectifs de pérennité de l’entreprise et le développement de projets en dehors de la Zone Est. Si la mise en place de cette stratégie a permis à Manila Water de devenir un modèle de réussite dans le secteur de la gestion de l’eau, sa stratégie doit s’adapter à l’évolution de l’environnement des affaires. Il sera toujours nécessaire de repenser, d’améliorer et, le cas échéant, de revoir les orientations stratégiques. Cela permettra de continuer de relever les défis liés à l’urbanisation et à la croissance démographique, au risque réglementaire, au changement climatique, de gérer convenablement la duplication du modèle de PPP dans les principales métropoles des Philippines et de la région, et le développement de nouveaux talents et de leaders dans le secteur de l’eau. Manila Water est consciente qu’en définissant ses plans pour l’avenir, il est essentiel pour elle de développer de nouvelles stratégies lui permettant d’être résiliente et d’atténuer l’impact des difficultés et défis auxquels elle devra faire face. En tout état de cause, Manila Water souhaite continuer à assurer un service fiable, non seulement à ses consommateurs actuels, mais aussi à la prochaine génération de clients.
Du point de vue politique, la prestation de services liés à l’eau est peut-être le plus sensible de tous les enjeux d’infrastructures (énergie, télécommunications, réseaux routiers), parce qu’elle est consubstantielle à l’intérêt public. Les intérêts privés doivent être en capacité de s’assurer du soutien de toutes les forces politiques sur de longues périodes, et de gérer efficacement « l’économie politique », pour en garantir la pérennité. C’est une tâche difficile, compte tenu de l’évolution constante du monde politique. Une fois ce soutien obtenu, et après la mise en place d’un cadre favorable, un modèle de concession comme celui de Manille peut être testé dans la durée. L’opérateur privé est alors en mesure de pratiquer une tarification adaptée, répondant à l’intensité capitalistique propre aux activités de distribution d’eau. Le soutien politique et le cadre juridique favorable doivent toutefois aller de pair avec des performances régulières et constantes de la part de l’opérateur, faute de quoi la relation entre les forces politiques, l’autorité réglementaire, l’opérateur et les consommateurs peut rapidement basculer vers une situation incertaine. L’enseignement que l’on peut tirer de l’histoire de Manila Water peut se résumer en trois lettres, PPP – pour évoquer cette fois le nécessaire alignement de trois autres termes : « Politique, Prix et Performance » !