Deux ans après le Sommet de 2021 des Nations unies sur les systèmes alimentaires, il est évident que nous n’avons pas réussi à atteindre nos objectifs ; au lieu de reculer, les crises se sont intensifiées. Si nous voulons nous attaquer à la faim persistante et chronique, et véritablement renforcer l’approvisionnement alimentaire, nous devons aller plus loin encore que les Objectifs du développement durable (ODD).
Nos systèmes alimentaires sont tels que nous les avons construits : injustes et inéquitables dans certaines régions, secouées par les chocs et les crises et bien peu préparés à y faire face, ils sont efficaces dans d’autres parties du continent. Pour affronter les crises actuelles et celles qui ne manqueront pas de survenir, il faut renforcer la résilience de nos systèmes et celle de nos populations. Dans certaines régions du monde, il est essentiel d’armer dès à présent la génération qui vient et les suivantes pour qu’elles puissent échapper au cercle vicieux de la faim. Cette réalité vient en contrepoint d’un monde idyllique basé sur l’abondance. Dans certains pays, cette fragilité fait reculer le progrès et prive de leur avenir nos jeunes qui, pour s’en sortir, sont parfois conduits à certaines extrémités : un combattant de Boko Haram gagne trois dollars par jour, lesquels lui permettent de se nourrir.
N’oublions pas que l’approvisionnement et les systèmes de transformation alimentaire doivent avant tout être gérés à l’échelon national : la première responsabilité de tout gouvernement est de créer les conditions assurant à sa population un accès sécurisé à la nourriture, que ce soit par le recours aux denrées produites localement, ou par des importations. L’augmentation de nos ressources alimentaires, dans une optique responsable, va de pair avec la croissance, la prospérité économique et la protection des plus vulnérables.
Collectivement, au niveau mondial, il nous faut agir, aussi. Les défis du changement climatique, par exemple, ont changé la donne, tant dans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud. Les phénomènes climatiques extrêmes coûtent très cher. Ils mettent en péril la sécurité alimentaire des populations et diminuent la résilience des écosystèmes productifs naturels. Le lien entre changement climatique et systèmes alimentaires doit désormais être pleinement pris en compte. C’est indispensable pour moduler les politiques et les investissements au niveau local, pour développer des technologies agricoles mieux adaptées au changement climatique, afin de mettre en œuvre des approches et des pratiques qui tiennent compte de ces évolutions du climat, mais aussi pour renforcer la résilience, la productivité et la création de valeur ajoutée.
En parallèle, il faut préserver la biodiversité et renforcer la gouvernance environnementale. Enfin, il est nécessaire de trouver le juste équilibre entre l’innovation technologique et les pratiques à forte intensité de main d’œuvre, afin d’augmenter la productivité et d’améliorer les performances agro-industrielles pour les rendre compétitives au niveau mondial.
Ces approches se heurtent néanmoins à des d’obstacles, parmi lesquels l’accès insuffisant aux financements, le manque de dispositifs d’agriculture et d’élevage adaptés aux évolutions climatiques, et un accès trop limité aux outils de gestion du risque. Les divers instruments de financement climatique – qui se sont multipliés à l’échelle mondiale – doivent être activement adaptés à des démarches de renforcement de la résilience, ciblées sur des catégories et des systèmes donnés. Nous savons que seulement 2 % des financements climatiques vont à des petits exploitants agricoles, alors que ces derniers constituent le socle de la production.
RÉDUIRE LA DÉPENDANCE DE L’AFRIQUE AUX IMPORTATIONS ALIMENTAIRES
Les différentes crises ont mis en évidence notre manque de préparation, et l’écart qui existe entre les pays du Sud global et ceux du Nord en matière de stratégies de résilience. La crise de l’approvisionnement alimentaire a été un coup de semonce – mais aussi une opportunité. Elle a mis en lumière la nécessité pour les gouvernements à agir, et les a poussés à rechercher davantage d’autonomie en matière de production alimentaire – d’abord pour nourrir leurs propres populations, mais aussi pour prendre acte de l’interdépendance et de l’importance d’une coopération à l’échelle régionale et globale.
La pandémie de Covid-19 a révélé toute l’étendue de la pauvreté et des inégalités, la plupart des ménages se retrouvant confrontés à une absence quasi totale de mesures de protection sociales et à des niveaux accrus de fragilité et de vulnérabilité. Tout cela a eu, et continuera d’avoir, des conséquences sur les systèmes et sur les individus. Lors du récent sommet de Dakar 2, par exemple, des chefs d’État africains ont clairement identifié « la résilience et la souveraineté alimentaire » comme un objectif, afin de rendre le continent moins dépendant des importations pour nourrir ses populations.
L’Afrique importe, en moyenne, 40 % de ses denrées alimentaires, en vertu de conditions commerciales souvent inéquitables, qui ont éliminé les protections tarifaires aux frontières. L’absence de stabilité sur le marché régional ou continental maintient la majorité des agriculteurs dans un état de perpétuelle pauvreté. Avec 60 % du total mondial de terres cultivables non exploitées, l’Afrique occupe une position stratégique pour se hisser au rang de leader mondial de l’agriculture et de l’agro-alimentaire, et devenir un centre alimentaire et agro-industriel majeur. Il faudra pour cela des investissements et des interventions internationales volontaristes, afin d’accroître la productivité, les volumes et l’offre alimentaire, et pour consolider les chaînes de valeur.
Dans les faits, cependant, le résultat n’est pas au rendez-vous. En moyenne, en Afrique, la production alimentaire par habitant a diminué, tandis que l’accroissement de la population creusait l’écart entre production et consommation. Il n’en reste pas moins que la sécurisation et la diversification du panier alimentaire de l’Afrique servira à la fois des objectifs nutritionnels et de résilience. Toutefois, en Afrique, les petits producteurs, les entreprises de transformation et les négociants sont en concurrence avec des groupes agro-alimentaires internationaux, sans pouvoir bénéficier des facteurs clés de réussite que constituent l’accès aux technologies, des services financiers adaptés, des marchés alimentaires intégrés ou la capacité d’absorber des niveaux élevés de risque et d’incertitude. C’est la raison pour laquelle les pays africains n’ont de marché stable ni à l’échelle régionale, ni à l’échelle du continent. L’accès à l’eau et à l’énergie reste difficile, alors que le développement de sources locales de valeur ajoutée (capacités de transformation des produits agricoles) est insuffisant.
Pour permettre le développement de chaînes d’approvisionnement compétitives, des cadres réglementaires et des politiques adaptées - au même titre que l’innovation numérique - sont nécessaires, non seulement pour les producteurs de denrées alimentaires et les systèmes agro-industriels à grande échelle, mais aussi à destination des systèmes de production et de transformation de petite taille.
NOUS DEVONS DONNER LA PRIORITÉ À L’IMPLICATION DES JEUNES
Il convient de mettre davantage l’accent sur la participation des jeunes générations à l’exécution et à la mise en œuvre des politiques de développement, ainsi qu’aux processus de pilotage et d’évaluation des initiatives. Cela favorisera l’appropriation collective, le contrôle et la responsabilité de tous. L’Afrique est le continent dont la population jeune s’accroît le plus vite au monde (60 % des Africains ont moins de 24 ans).
Les jeunes Africains doivent être convaincus qu’ils ont un rôle à jouer dans le développement du continent. Les modalités de création de l’activité économique sont des questions qui doivent être abordées par les États dans un esprit d’entraide et de coopération. C’est à la fois un problème national et un phénomène mondial. Nous assistons à un exode – non seulement des spécialistes, mais aussi des jeunes : si on ne leur donne pas des espoirs et des perspectives, la chance de les voir contribuer au développement économique africain sera gâchée.
LES POINTS CRITIQUES POUR L’AGRO-ALIMENTAIRE ET L’AGRO-INDUSTRIALISATION EN AFRIQUE
Les voies de l’agro-industrialisation de l’Afrique doivent être réexaminées et réorientées de toute urgence. Des investissements sont nécessaires dans la science, l’innovation et le développement humain. À cet égard, l’accent doit être mis sur l’incitation à la croissance vivrière et agro-industrielle locale. Cela doit se faire tout au long des chaînes de valeur du système alimentaire, par le biais de politiques commerciales et agricoles adaptées, afin de développer la commercialisation des denrées issues des petites exploitations, d’élargir la gamme des produits vendus, et d’intégrer efficacement les agriculteurs et les PME qui sont en première ligne dans des chaînes de valeur élargies, qu’elles soient nationales, régionales ou internationales.
À l’heure actuelle, en Afrique, le taux d’adoption des derniers progrès technologiques dans le domaine agricole se situe autour de 35 % ‒ bien en dessous de son potentiel. Sur l’ensemble du continent, on estime par exemple que 33 % seulement des terres cultivables exploitées le sont avec des variétés végétales améliorées. Il faudrait en outre diffuser l’innovation numérique à l’ensemble du système, pas seulement aux grands producteurs et aux agro-industriels, mais aussi aux exploitations et entreprises de transformation de moindre envergure. La préservation de la biodiversité et la gouvernance environnementale permettront de protéger les sols et les ressources en eau pour l’avenir. L’aquaculture, qui est un moyen de produire à moindre coût et avec de faibles émissions de carbone des protéines et des aliments très nourrissants, doit être encouragée et changer d’échelle. Des investissements supplémentaires sont en outre nécessaires dans les systèmes d’irrigation, et doivent s’accompagner de politiques visant à améliorer la gestion et l’utilisation raisonnée des ressources hydriques, l’enjeu étant de maximiser la production par des techniques d’irrigation efficientes et une meilleure gestion de l’eau.
UN ENVIRONNEMENT PROPICE AU CHANGEMENT
Dans la transformation des stratégies et politiques relatives aux systèmes alimentaires, il est essentiel d’accorder une place centrale aux technologies numériques, afin d’exploiter pleinement leur potentiel transversal d’innovation. Pour créer des plateformes d’activités innovantes et inciter les régions à collaborer, il faut s’appuyer sur des fonds consacrés à l’innovation, sous la forme de subventions, notamment à destination des jeunes.
Le bon usage de l’ensemble des marchés institutionnels, l’apport d’investissements, mais aussi la mise en œuvre des dispositifs institutionnels, politiques et réglementaires nécessaires, ainsi que le recours aux marchés publics pour stimuler l’investissement du secteur privé, favoriseront l’émergence de PME et de chaînes d’approvisionnement compétitives. La sécurité alimentaire et la réglementation des repas scolaires, alliées à des incitations à « acheter local » – y compris par le biais de mesures spécifiques aux systèmes agricoles et alimentaires – entraîneront l’ouverture de nouvelles entreprises dans le secteur.
Des investissements sont aussi nécessaires dans les infrastructures capitalistiques et les mécanismes de financement destinés à investir dans des entreprises nationales et transnationales, afin de soutenir ces entreprises et startups émergentes, en particulier lorsqu’elles sont créées par des femmes ou des jeunes. Dans le contexte géopolitique actuel, atteindre ces objectifs dépendra fondamentalement de deux facteurs principaux : l’intégration régionale et la mobilisation des ressources nationales.