Véritable soutien à l’emploi formel, le secteur agricole génère 80 % de l’emploi dans les contextes fragiles, et représente un levier non négligeable de développement. En tant qu’institution de développement, cibler le secteur agricole est particulièrement pertinent. S’il constitue souvent une première porte d’entrée au financement du secteur privé dans ces régions et ces territoires, le financement des entreprises agricoles contribue également à soutenir la résilience alimentaire des populations tout en participant à renforcer leur stabilité économique. En favorisant activement la structuration de filières, les entreprises agricoles facilitent l’ancrage des populations en zone rurale et limitent l’exode vers les villes. Autour des plantations ou des usines de transformation se créent souvent, tout un écosystème offrant des logements pour les travailleurs et leurs familles, ainsi que des services publics indispensables à la vie des communautés (centres de santé, écoles, etc.).
En outre, les risques climatiques, auxquels est traditionnellement exposé le secteur agricole, sont plus prégnants et causent proportionnellement plus de dégâts dans les contextes fragiles. La vulnérabilité des exploitants est d’autant plus forte qu’ils disposent de peu de moyens pour les évaluer et s’y adapter (en l’absence par exemple de solutions assurantielles). Compte tenu de la superposition des risques, le rôle des institutions financières de développement (IFD) comme Proparco, est particulièrement important.
QUELLES SONT LES DIFFICULTÉS RENCONTRÉES ?
Situées en zone à forts enjeux sécuritaires, souvent difficiles d’accès, les entreprises font face à de multiples contraintes. Le temps d’instruction des projets est difficile à évaluer en amont. Ainsi, le conflit soudanais de 2023 a mis un terme aux activités de Proparco dans cette région, du fait de la destruction d’infrastructures (incluant des actifs essentiels à l’exécution d’un projet alors en cours d’instruction). En Irak et au Yémen, la situation sécuritaire n’a pas permis de se rendre sur site, limitant les capacités des équipes à conduire leurs analyses et impactant fortement les délais. La difficulté d’accès a donc pour conséquences de compliquer et de décourager le déplacement des consultants sur place. Plus grave, elle contraint au quotidien les entreprises dans leur gestion courante et fragilise leur pérennité. Elles font ainsi face à des problèmes de logistique complexe (tant pour l’approvisionnement que pour la distribution) et supportent des coûts « parasites » importants et peu compressibles. Elles rencontrent également de grandes difficultés à attirer et recruter des profils pertinents prêts à travailler dans des zones difficiles, ce qui a pour conséquence une moindre capacité à mettre en place une gouvernance et une équipe managériale satisfaisantes. Le sponsor, souvent le fondateur de la structure, est fréquemment seul ou avec une équipe très réduite pour porter la stratégie et les opérations tout en gérant les interactions avec l’IFD.
Compte tenu de l’instabilité économique et du risque de change exacerbé (forte fluctuation, problèmes de non-convertibilité, de non-transférabilité), l’environnement des affaires est peu rassurant pour les investisseurs. De plus, la faiblesse des ressources financières des États engendre de forts déficits d’infrastructures publiques et les politiques de fiscalité jugées excessives participent à développer l’économie informelle et les marchés parallèles de la devise, plaçant ainsi les pays dans des cercles peu vertueux.
Par ailleurs, en raison de l’instabilité politique, les politiques publiques peuvent varier de manière drastique, laissant la place à une forte incertitude, en particulier en ce qui concerne la réglementation applicable aux activités des contreparties ou au traitement des créanciers étrangers (IFD incluses). Dans certains pays, la pertinence de prendre des sûretés est questionnée lorsque l’exécution des décisions de justice s’avère complexe et les chances de recouvrement de créances assez faibles – ce qui accentue encore les risques du projet. Enfin, le choix limité de conseils financiers et juridiques rend difficile l’instruction et l’aboutissement des projets. Les auditeurs aux standards internationaux ou les cabinets d’avocats des affaires priorisent les grands groupes, délaissant les autres sociétés plus petites, ou proposent des tarifs élevés discriminants.
DANS QUEL CONTEXTE LES PROJETS SE CONCRÉTISENT ?
Dans ces contextes complexes, Proparco parvient pourtant à accompagner des projets – même si leur quantité et les volumes concernés restent malheureusement bien en deçà des besoins. Au regard de l’ensemble des projets considérés, le taux de transformation reste faible. Depuis 2016, sur 25 projets identifiés pour un montant total d’environ 280 millions d’euros, seuls 5 d’entre eux ont pu être formalisés pour un montant total d’environ 50 millions d’euros. Ils aboutissent, notamment, dans certains pays disposant d’un tissu économique plus élaboré et plus solide et d’un climat politique plus stable, ou lorsque les emprunteurs sont adossés à de grands groupes diversifiés géographiquement avec de bons track records (c’est-à-dire avec un accès à l’historique de la vie d’une entreprise, qui permet de connaître son comportement et sa capacité d’adaptation). La SFI, le FMO et Proparco ont par exemple conclu un partenariat avec le groupe HSA, la plus grande entreprise privée du Yémen et l’un des principaux fournisseurs de denrées alimentaires de base dans le pays. Fort de cette réussite, le consortium d’IFD a réitéré sa collaboration en soutenant Tiryaki pour renforcer la sécurité alimentaire en Irak et participer à la diversification de l’économie du pays. La collaboration entre acteurs internationaux dans le soutien à des sponsors de qualité est donc un atout de taille.
COMMENT FAIRE BOUGER LES LIGNES ?
Les moyens et conditions d’intervention des IFD les détournent historiquement du financement direct des petites structures (TPE, PME). Pourtant, ces dernières représentent la majeure partie des acteurs agricoles formels et sont porteuses de projets d’investissement à long terme. L’évolution de l’offre des IFD est essentielle pour proposer des financements de montants plus réduits, avec des conditions soutenables. C’est en ce sens que Proparco a souhaité se doter d’une approche stratégique propre aux pays fragiles, centrée sur le secteur agricole. Cela passe par l’intégration d’une approche spécifique aux petits projets à fort impact et le déploiement d’une offre d’assistance technique adaptée. Celle-ci, dans le contexte de pays ou de zones fragiles, a principalement bénéficié depuis 10 ans, directement ou indirectement, au secteur de l’agro-industrie (31 projets).
Ce positionnement suppose également de réviser l’appétence aux risques que l’on considère comme étant acceptable et d’adapter les outils. Les IFD, y compris Proparco, doivent composer avec des réalités qui nécessitent un très grand pragmatisme dans l’application de leurs exigences. Elles subissent une tension permanente entre la volonté de réduire les demandes d’informations et d’engagements auprès de leurs clients et la nécessité d’identifier et de mitiger les risques liés à leur intervention. En effet, elles ne peuvent déroger à leurs obligations prudentielles, ni aux obligations de redevabilité lorsque leur actionnariat est majoritairement public.
Le financement mixte (blending) et le de-risking (même partiel) permettent de mobiliser des capitaux sur les projets à fort impact mais dont le risque crédit est particulièrement élevé. L’initiative FARM (Food & Agriculture Resilience Mission) lancée par la France en 2022, est un levier important qui permet de considérer sur le continent africain nombre de projets qui sont habituellement en dehors du périmètre de Proparco. Néanmoins, cela ne suffit pas. L’un des freins pour assurer un passage à l’échelle du secteur agricole dans les contextes fragiles est le coût des financements en devise, souvent prohibitif du fait des dépenses engagées pour se protéger contre les pertes potentielles dues aux risques de marché (coûts de couverture). Pourtant des solutions existent, notamment la bonification du taux d’intérêt facturé, pour rendre le service de la dette soutenable.
Dans les pays fragiles, les risques environnementaux et sociaux sont souvent accrus, notamment en matière de foncier, de conditions de travail, de déforestation, d’utilisations de pesticides, etc. Les IFD sont face à un défi de taille : s’engager à ce que les projets qu’elles soutiennent respectent les standards internationaux (standards SFI) alors que les contreparties peinent déjà à être en ligne avec les réglementations locales. Force est de constater qu’une démarche à long terme s’impose. Il faut accepter une courbe de progression plus lente de la contrepartie, qui pourra n’atteindre certains objectifs ou indicateurs de performance que bien plus tard dans la vie du projet. Il apparaît donc nécessaire de trouver un équilibre pour accompagner ces entreprises vers de meilleurs standards sans imposer des plans d’actions longs et peu réalistes au regard de leurs moyens techniques, humains et financiers, plus limités.
COMMENT GAGNER EN FLEXIBILITÉ ?
Notre expérience de l’accompagnement en contexte fragile montre que les outils et les standards appliqués par les IFD ne sont pas toujours assez flexibles pour rendre le soutien réellement efficace. Le poids des instructions et des demandes est souvent peu compatible avec la capacité de la contrepartie à y répondre. Simplifier la structuration juridique, les schémas de garantie et le formalisme contractuel, devient nécessaire.
À cet égard, il convient de mentionner l’intérêt de l’approche upstream de la SFI, qui offre des services de conseils auprès des entreprises pour les structurer en amont et les rendre « éligibles » à un financement IFD. Il faut mentionner aussi l’initiative Africa Resilience Investment Accelerator (ARIA) lancée par BII et FMO, à laquelle Proparco participe. Cet accélérateur regroupe les IFD autour de la conception et de la mise en œuvre de stratégies pragmatiques pour appuyer le secteur privé dans les pays fragiles. ARIA a permis d’instruire et d’approuver un projet d’investissement au Sierra Leone en 2023.
Proparco est également convaincue du fort levier que représente le développement de partenariats avec de grands groupes agro-industriels sur la structuration de filières agricoles, en mettant en commun les expertises techniques, opérationnelles, financières, ainsi que les analyses environnementales, sociales et de gouvernance (ESG). Enfin, du fait de l’obligation forte de redevabilité, le risque de réputation est un sujet sensible pour les IFD, qui les fait renoncer à de nombreux projets. Se pose la question de leur permettre de prendre plus de risques et de tolérer une forme de « droit à l’erreur » dans un contexte de fragilité et de volatilité. Cela pourrait s’envisager en renforçant la coordination avec les ONG actives dans ces régions, notamment sur les aspects ESG.
La recherche de l’équilibre entre l’action, porteuse de risques d’impacts négatifs, et l’inaction, préservant les IFD d’une quelconque contribution à ces impacts négatifs mais privant les pays d’impacts positifs, est encore plus délicate dans les contextes des pays fragiles. Il n’en demeure pas moins que le déploiement de l’appui au secteur privé agricole et agro-industriel dans ces zones est un enjeu essentiel et Proparco, comme de nombreuses IFD, y renforce sa capacité d’intervention.