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Les politiques publiques, indispensables au développement des filières agricoles

Publié le

Matthieu Le Grix Responsable de la division Agriculture, développement rural et biodiversité Agence française de développement (AFD)

SP&D - Sécurité alimentaire

Couverture SP&D39 - FR

Secteur Privé & Développement #39 - Sécurité alimentaire : l'apport du secteur privé

À l’occasion de la Journée mondiale de l'alimentation du 16 octobre 2023, la 39e édition de la revue était consacrée à la sécurité alimentaire. Ce numéro propose une réflexion collective sur le sujet et souligne la nécessité de renforcer l’implication du secteur privé pour garantir la sécurité alimentaire dans le monde.

En Afrique subsaharienne, le développement de filières agro-alimentaires performantes passera par le renforcement de l’agriculture familiale. Formation, conseil, financement de l’agriculture, structuration des filières et contractualisation : le développement de ces fonctions critiques doit conduire à la mise en place de politiques publiques ambitieuses. Au moment où l’objectif de souveraineté alimentaire fait l’objet d’un consensus nouveau, le renforcement des politiques agricoles s’impose comme une priorité. L’ensemble des acteurs des filières, et en particulier les entreprises de l’amont et de l’aval, bénéficieront de ces investissements publics centrés sur les exploitations familiales.

Au cours des dix dernières années, la situation alimentaire mondiale s’est dégradée de manière continue. Depuis 2020, la succession de crises de grande ampleur (pandémie de Covid-19, tensions inflationnistes liées à la reprise post-pandémie, guerre en Ukraine) a exacerbé cette tendance à la dégradation, et a mis en lumière la grande fragilité des systèmes alimentaires, tout particulièrement dans les pays en développement.

Dans ce contexte, au Nord comme au Sud, l’objectif de souveraineté alimentaire semble faire l’objet d’un consensus inédit – même si cette notion n’est pas nouvelle. L’objectif de souveraineté alimentaire ne doit pas être assimilé à l’autosuffisance pure et simple de chaque pays ; il s’agit plutôt, en particulier pour les pays en développement, d’exercer une plus grande maîtrise de la disponibilité et de la stabilité alimentaire en leur sein (ou dans leur espace régional), sans exclure de recourir aux importations lorsque nécessaire. La réaffirmation de l’objectif de souveraineté alimentaire n’en demeure pas moins une évolution vers un nouveau paradigme, qui questionne la spécialisation géographique de la production agricole et la capacité du commerce international à assurer la disponibilité alimentaire en tous lieux.

Le corollaire de cette inflexion, dans les pays en développement et singulièrement sur le continent africain, est un appel à l’investissement massif dans le secteur agricole, afin de valoriser un potentiel productif insuffisamment exprimé. Les modalités et les objets de ce nécessaire accroissement de l’investissement dans le secteur ne font pourtant pas consensus : quels modèles d’exploitation privilégier ? Quelles places respectives pour l’agriculture familiale d’une part, et pour les exploitations agro-industrielles de grande taille, d’autre part ? Quel rôle pour l’investissement public ? Comment améliorer la durabilité de l’agriculture (sur les plans environnemental, social et économique) tout en renforçant la sécurité alimentaire ?

 

IMPORTANCE DE L’AGRICULTURE FAMILIALE

Les exploitations familiales jouent aujourd’hui un rôle majeur dans la production agricole mondiale. C’est en particulier le cas en Afrique subsaharienne, où elles sont très largement majoritaires et constituent, de fait, le premier secteur privé agricole. En leur sein, les gains potentiels de performances technique et économique sont considérables. Souvent diversifiées, ces exploitations disposent d’importantes capacités d’adaptation aux aléas, notamment économiques ou climatiques.

Leur développement est donc une condition clef de la souveraineté alimentaire. Les tendances économiques et démographiques observées en Afrique confirment qu’elles continueront à jouer un rôle majeur dans les décennies à venir. En effet, si le phénomène d’exode rural est important, les prévisions démographiques indiquent que les zones rurales poursuivront leur densification. Les conditions de développement des secteurs industriels et des services, et les problématiques liées à leur compétitivité, ne permettent pas a priori d’envisager une transformation structurelle similaire à celle opérée en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, si une grande « disponibilité de terres » est souvent mise en avant pour illustrer le potentiel de l’agriculture africaine, celle-ci doit être grandement relativisée. En effet, compte tenu de la nécessité de préserver les puits de carbone que constituent les forêts africaines (et en premier lieu, le massif du Bassin du Congo) et les habitats les plus riches en termes de biodiversité, le potentiel d’extension des surfaces agricoles n’est en réalité pas si important. Surtout, très rares sont les terres ne faisant pas l’objet de droits fonciers légitimes, ou qui ne seraient pas déjà valorisées, par exemple par les systèmes pastoraux. La croissance future de la production agricole en Afrique subsaharienne ne pourra donc pas reposer sur le développement de vastes exploitations agro-industrielles capitalistiques.

 

FINANCER ET RENFORCER LES SERVICES AUX PRODUCTEURS AGRICOLES

Le développement des exploitations familiales agricoles, la hausse de leur productivité, la création en leur sein d’emplois de qualité, décents et rémunérés à leur juste valeur, sont donc incontournables. La disponibilité de services permettant l’amélioration de leurs performances techniques et économiques est la première condition à ce développement. Les services non financiers (formation, conseil, recherche) sont aujourd’hui extrêmement faibles ; leur financement, et l’amélioration de leur qualité, constituent un enjeu de développement majeur. Compte tenu de la faible solvabilité des exploitants agricoles, ils ne peuvent être considérés comme rentables financièrement pour des investisseurs privés. Ils doivent donc bénéficier de la mobilisation d’importants financements publics, aujourd’hui insuffisants. La disponibilité de services financiers (financement de campagne ou d’investissements) n’est pas meilleure.

Le secteur agricole est objectivement risqué, car exposé aux aléas climatiques ou sanitaires. À ce risque objectif s’ajoute une perception souvent excessive du risque par les institutions financières, liée à leur relative méconnaissance du secteur. Au final, l’agriculture africaine est peu, ou pas, financée. Face à cette défaillance majeure du marché, la mobilisation d’instruments de politique publique (banques publiques, incitations, subventions, garanties…) est également nécessaire.

Les secteurs privés de l’amont (production et fourniture d’intrants, de semences, d’équipements) et de l’aval de la production agricole (transformation, commercialisation, distribution) bénéficieront du renforcement du tissu des exploitations agricoles familiales. Des exploitations plus solvables généreront des débouchés pour les entreprises de l’amont. Des exploitations mieux conseillées, financées, plus performantes techniquement et plus résilientes face aux aléas seront en mesure d’offrir aux entreprises de l’aval la quantité, la qualité et la stabilité que ces dernières recherchent. L’investissement public dans les exploitations agricoles est un facteur de développement de l’ensemble des acteurs des filières.

 

DÉVELOPPER LES FILIÈRES

Cette approche par les filières, et en particulier l’établissement de relations équilibrées entre les acteurs les constituant, peut constituer un cercle vertueux. L’établissement de contrats entre les agriculteurs (ou leurs organisations) et les entreprises de l’aval peut permettre une juste répartition de la valeur ajoutée (et des risques), et sécurise l’approvisionnement de l’aval. L’existence de tels contrats permet de garantir le financement des exploitations agricoles par les institutions financières (banques ou institutions de microfinance). La création d’organisations interprofessionnelles permet d’instaurer un cadre de dialogue et de négociation équilibré, et de réduire les asymétries d’information et de pouvoir entre les acteurs des filières.

L’expérience montre toutefois que l’instauration de cadres contractuels et d’organisations interprofessionnelles équilibrés est rarement spontanée. Des politiques publiques alliant régulation, incitation et mobilisation de moyens dédiés à la structuration des filières constituent un facteur clef de ce type d’approches. L’histoire des filières cotonnières en Afrique de l’Ouest et du Centre l’illustre bien. En outre, compte tenu des asymétries d’information et de pouvoir entre les producteurs agricoles et les entreprises de l’aval, la mobilisation d’acteurs tiers et neutres est souvent nécessaire pour garantir l’équilibre des contrats.

 

NÉCESSITÉ DE L’INVESTISSEMENT PUBLIC

Compte tenu des spécificités du secteur agricole, le rôle des politiques publiques est donc crucial pour la mobilisation d’investissements privés. Il ne s’agit pas seulement pour les États de créer un environnement des affaires favorable aux investissements privés : l’investissement public est une condition du développement des exploitations familiales agricoles – que les entreprises agro-industrielles ne peuvent pas remplacer.

Au-delà, la définition et la mise en œuvre de politiques publiques agricoles ambitieuses se justifient par le fait que ce secteur ne peut se réduire à la simple production de biens alimentaires. L’activité agricole est assise sur l’exploitation de ressources naturelles, pour partie non privatisables. L’agriculture rend par ailleurs de nombreux services (notamment environnementaux, ou d’entretien des paysages), le plus souvent non rémunérés. Le rôle de l’agriculture dans la disponibilité et la stabilité alimentaires, absolument vitales et stratégiques, ne peut être considéré comme la simple production de biens de consommation.

Or, force est de constater que les politiques agricoles sont généralement sous-financées dans les pays en développement. Rares sont les pays africains ayant tenu les engagements pris en 2014 lors de la Déclaration de Malabo, selon laquelle 10 % des ressources publiques devaient être allouées à l’agriculture. L’observatoire des soutiens publics à l’agriculture mis en place par la Fondation FARM confirme le faible niveau de soutien dans de nombreux pays en développement, et souligne un paradoxe : les soutiens sont globalement plus faibles dans les pays dont l’économie dépend le plus du secteur agricole. Plus que jamais, le plaidoyer pour un renforcement des politiques publiques agricoles, auquel doivent contribuer les institutions de développement, est de mise. L’impact de cet investissement public, centré sur l’agriculture familiale, sera favorable au développement de l’ensemble des acteurs des filières agro-alimentaires.