Avec la confirmation d’une 5e année consécutive de contraction économique à la fin de l’exercice fiscal 2023, l’économie haïtienne est désormais bien ancrée dans un cycle de dépression, conséquence d’une crise multidimensionnelle – à la fois politique, sociale, économique, humanitaire et surtout sécuritaire. Au cours du premier trimestre 2024, la violence s’est accentuée, affectant la sécurité des citoyen·ne·s et l’ensemble des activités économiques. Selon l’ONU, la crise sécuritaire qui secoue la zone métropolitaine de Port-au-Prince et certaines villes de province atteint « des niveaux comparables à ceux des pays en situation de guerre ». L’instabilité politique, la dégradation du climat sécuritaire, la perturbation des circuits de commercialisation et les incertitudes qui en découlent, pèsent lourd sur l’activité économique. Le secteur privé, toutes catégories confondues, investit peu dans cet environnement délétère, ce qui freine le développement du crédit et des entreprises, la création d’emplois et, par conséquent, rend difficile la relance de l’économie.
IMPACT DE LA CRISE SUR LES ENTREPRISES LES PLUS PETITES
Le tissu entrepreneurial haïtien est constitué à 90 % de micro, petites et moyennes entreprises (MPME). Considérées comme stratégiques pour l’économie haïtienne en termes de création d’emplois, elles présentent aussi un fort potentiel de création de richesses, autant en milieu rural qu’en milieu urbain. Mais les MPME, particulièrement vulnérables, peinent à naviguer entre survie à court terme et stratégies de croissance de moyen et long termes. La crise se traduit par un ralentissement de leurs activités, une chute de leurs revenus et entraîne souvent leur délocalisation ou même leur fermeture, en particulier lorsque leurs marchandises sont pillées ou qu’elles sont confrontées à des kidnappings. Les contraintes auxquelles font face en temps normal les MPME2, sont accentuées par cette situation très dégradée. Dans un environnement aussi difficile, la gestion des risques s’avère cruciale, car elle contraint fortement l’accès au financement. Il convient de noter que les femmes et les jeunes de moins de 35 ans constituent la catégorie d’emprunteurs qui présente le plus fort taux de risque.
Le principal enjeu en période de crise consiste à assurer la survie des entreprises privées (et plus particulièrement celle des MPME), à les accompagner pendant les périodes de troubles pour qu’elles jouent leur rôle moteur et permettent à l’économie de reprendre le chemin de la croissance. Le principal défi dans un pays en situation de fragilité et de violence est donc d’arriver à minimiser les risques pour survivre. La crise multidimensionnelle démultiplie les besoins des MPME, besoins qui touchent différents acteurs, dont font partie les structures de financement.
Les MPME haïtiennes bénéficient, pour le financement de leurs activités, des services des institutions de microfinance qui constituent leurs principaux partenaires pour l’offre de crédit. Les IMF sont elles aussi exposées à des risques accrus, car confrontées à des perturbations majeures dans un environnement instable. Depuis cinq ans, l’ensemble du secteur non coopératif de la microfinance haïtienne est affecté ; on le constate par exemple en étudiant l’évolution du portefeuille à risque 30 jours de 5 IMF, qui est passé de 8,71 % en moyenne en 2020 à 17,73 % en 2023. Le nombre de décaissements a chuté de 40 % sur la même période.
GESTION DES RISQUES DANS UN CONTEXTE DE CRISE SÉCURITAIRE : LE CAS D’ACME EN HAÏTI
L’Action pour la Coopération avec la Micro Entreprise (ACME SA), une IMF dont la clientèle est constituée à 95 % de micro entrepreneurs, subit comme ses homologues les contrecoups d’une économie en crise limitant les opportunités pour les entrepreneurs. La contraction de la demande de crédit des entreprises se traduit par une baisse du nombre de clients actifs chez ACME. Dans ce contexte fragile, ACME a dû s’adapter pour continuer à desservir son public cible, en particulier en optimisant la gestion du risque élevé dans les prêts octroyés à cette catégorie d’emprunteurs. Dans ce contexte, il faut à la fois prendre en compte les risques liés directement à l’IMF et ceux qui freinent la mise à disposition du crédit pour les MPME. La priorité d’ACME a été et est toujours de renforcer sa stratégie pour atténuer l’occurrence et l’impact des risques, en particulier les risques d’ordre sécuritaire, opérationnel, financier et les risques de crédit sans pour autant négliger l’impact des autres risques.
Sur le plan sécuritaire, un monitoring très serré de l’évolution de la situation a porté la structure à adopter diverses mesures telles que la fermeture provisoire de quatre agences situées dans des zones à haut risque, ce qui a nécessité une réaffectation du personnel et des clients. Pour renforcer le dispositif institutionnel, une direction de gestion intégrée des risques et de conformité a été mise en place. Son rôle s’avère primordial en situation de crise, mais surtout dans le cadre de la captation de l’épargne du grand public, encourageant ainsi les citoyen·ne·s haïtien·ne·s à s’investir dans le maintien et le développement de l’économie locale.
Le « risque pays » est étroitement lié au risque financier, limitant dans certains cas l’accès aux capitaux pour répondre à la demande crédit. Fort heureusement, ACME a obtenu en décembre 2021 l’agrément de la Banque de la République d’Haïti (la BRH, banque centrale haïtienne), en tant que société de microfinance. Ce nouveau statut l’autorise à offrir d’autres services financiers, dont l’épargne et le dépôt à terme. L’accès aux dépôts de la clientèle a favorisé une baisse des coûts financiers. De plus, l’économie de coûts enregistrés sur certains postes de dépenses a contribué à la réduction des charges. ACME a particulièrement mis l’accent sur la communication (par la mise en place d’une meilleure connexion Internet, par exemple) pour garantir la disponibilité des informations en temps réel dans tout son réseau.
Parmi les autres mesures prises par ACME, citons une révision du processus d’analyse des demandes de crédit pour mieux évaluer le risque et la capacité financière du prospect, et également le renforcement du suivi des clients. Toujours dans le souci de mitiger les risques, la société de microfinance a développé pour le crédit agricole une nouvelle approche qui prend mieux en compte le profil de risque des agriculteurs, qui varie d’un segment à l’autre de cette clientèle.
RÔLE DES PARTENAIRES TECHNIQUES ET FINANCIERS POUR GARANTIR LE FINANCEMENT DES MPME
La situation que connaît Haïti, nécessite un engagement soutenu des partenaires techniques et financiers (PTF) pour traverser cette période difficile. Primordial, leur rôle peut consister en un apport direct aux MPME à travers des programmes de renforcement de capacité – accompagnement technique, formations – pour répondre aux principales contraintes identifiées plus haut et surtout améliorer leur résistance aux crises. Il peut aussi s’inscrire dans une logique de soutien aux institutions financières appelées à financer les MPME.
Pour optimiser la gestion des risques associés aux MPME, l’une des options privilégiées est la mise en place de fonds de garantie, ce qui permet de répondre de façon spécifique au risque de crédit, à savoir la probabilité que les clients ne remboursent pas leurs emprunts surtout qu’ils ne disposent pas de garanties suffisantes. Prenant le relais d’une relation de plus de vingt ans avec l’Agence française de développement (AFD), Proparco est partenaire d’ACME depuis 2013 et lui a attribué en 2023 une garantie de portefeuille qui se révèle particulièrement utile dans le cadre de l’expansion des services aux MPME évoluant dans un contexte de vulnérabilité et d’appauvrissement. En accordant ce type de garanties, les bailleurs peuvent contribuer à une croissance plus structurelle et moins volatile du portefeuille des IMF et par la même occasion, encourager la prise de risque vis-à-vis des catégories d’emprunteurs les plus fragiles, comme les femmes et les jeunes, dans une logique d’inclusion financière.
Par ailleurs, une stratégie de « discrimination positive » bénéficiant aux entreprises de production à fort potentiel de croissance mais plus vulnérables pourrait être appliquée, dans le but de renforcer le tissu productif haïtien et d’encourager la création de richesses et d’emplois durables. Avec ce type d’actions, les bailleurs consentent à prendre à leur charge une partie du risque de non-paiement sur les prêts consentis, supporté par l’IMF. Cette garantie peut prendre la forme d’une sous-participation en risque allant de 50 % jusqu’à 80 %, pour des prêts éligibles qui seront inclus par l’IMF dans le portefeuille sous-participé.
S’il est vrai que l’offre de services financiers au secteur informel haïtien s’est améliorée au cours des 30 dernières années avec l’émergence des institutions de microfinance de type non coopératif, il faut aussi reconnaître certaines limites qui sont associées à cette offre. Les MPME ont recours aux services d’IMF qui, dans la majorité des cas, proposent des solutions de prêt à court terme et à des taux d’intérêt supérieurs à ceux pratiqués par le secteur bancaire traditionnel, en raison du risque. Cette situation est particulièrement contraignante pour les PME dont les besoins en financement sont plus importants et s’étalent sur des périodes beaucoup plus longues.
En outre, l’inadéquation entre l’offre de crédit et la demande est plus évidente dans le cas des entreprises évoluant dans la production, plus spécifiquement dans l’agriculture – et c’est également le cas des entreprises qui œuvrent dans le secteur des énergies renouvelables ou dans l’innovation technologique. Par conséquent, il serait intéressant que les partenaires techniques et financiers facilitent l’accès aux financements long terme pour la mise à disposition par les IMF de produits de crédit mieux adaptés aux besoins de ces catégories d’entreprises.
Cette réflexion ne saurait se conclure sans que soit mise en évidence la relation positive qui existe entre la croissance économique et l’innovation, à travers la technologie. Dans cette perspective, il serait intéressant que les bailleurs mettent en place des dispositifs d’aide à l’innovation via diverses formes de financement. L’enjeu de la survie des MPME dans un pays en situation de fragilité et de violence s’inscrit dans une stratégie globale impliquant un ensemble d’acteurs. C’est en ce sens que le rôle des bailleurs internationaux est primordial : ils peuvent jouer sur plusieurs fronts, en particulier auprès des IMF directement, principaux partenaires des MPME. Les fonds mis à la disposition par les bailleurs peuvent contribuer à une croissance du portefeuille de crédit plus structurelle et moins volatile, tout en renforçant l’action des IMF résolument tournée vers le mieux-être, l’autonomisation économique et l’épanouissement de leur clientèle.