Dans un contexte économique mondial particulièrement difficile, l’évolution actuelle des déplacements forcés reflète une réalité planétaire très inquiétante. Le nombre de personnes concernées continue d’augmenter chaque année, avec un record de 117 millions d’individus atteint en 2023. Plus de la moitié de ces déplacés étaient originaires de trois pays seulement : Syrie, Ukraine et Afghanistan. Aujourd’hui, un habitant de la planète sur 68 est amené à fuir des conflits, des guerres, des persécutions. La majorité des déplacés le sont sur le territoire national, avec un record de 73 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) en 2023, contre environ 40 millions il y a seulement cinq ans. La guerre en Ukraine a entraîné le nombre le plus élevé de déplacements jamais enregistré pour un même pays.
Si les déplacements forcés prennent de l’ampleur, ils changent aussi de nature. Les deux tiers des populations déplacées le sont durablement : elles vivent de plus en plus longtemps dans leurs pays d’accueil, dans des conditions intenables, avec peu ou pas de perspectives de retour. En moyenne, le déplacement dure 20 ans pour les réfugiés, et plus de 10 ans pour les PDI. Les pays à revenu faible ou intermédiaire sont touchés de façon disproportionnée, neuf personnes déplacées sur dix se trouvant souvent aux prises à d’importantes difficultés socio-économiques. On observe également une forte tendance à l’urbanisation, beaucoup de déplacés quittant les camps pour rejoindre les villes en quête d’opportunités, faisant souvent défaut dans les régions qui les ont d’abord accueillis.
Compte tenu de ces évolutions et de la diminution des financements humanitaires, il est plus essentiel que jamais de permettre l’accès aux services publics nationaux et aux opportunités socio-économiques pour les réfugiés. Cette inclusion vient renforcer leur autonomie et leur résilience, et leur permet de contribuer à la vie sociale et économique des communautés qui les accueillent, au lieu de devoir dépendre pendant des années d’une aide humanitaire de toutes façons intenables dans la durée. Selon une récente étude du FMI intitulée Retombées régionales de la crise vénézuélienne : les flux migratoires et leur impact sur l’Amérique latine et les Caraïbes, même si l’arrivée de Vénézuéliens en quête d’une vie meilleure a pu « tendre » l’économie et les sociétés des pays d’accueil en Amérique latine, on estime que leur inclusion est susceptible d’entraîner dans ces pays une hausse du PIB pouvant aller jusqu’à 4,5 points de pourcentage d’ici 2030.
En 2018, le Pacte mondial sur les réfugiés (PMR) a marqué un tournant important dans l’approche des défis liés aux déplacements forcés. Le document acte en effet que l’aide humani- taire traditionnelle, bien qu’essentielle dans un contexte d’urgence, ne suffit pas à fournir des solutions de long terme pour ces populations et leurs communautés d’accueil. Le PMR reconnaît l’impact des réfugiés en termes de développement et leur potentiel pour les communautés qui les reçoivent. Il identifie le secteur privé comme pouvant apporter des opportunités économiques aux réfugiés, les aidant ainsi à s’autonomiser et à permettre leur intégration dans les économies nationales. Le PMR change la donne à deux niveaux : pour les gouvernements et les populations hôtes, il étend les bénéfices des interventions dans les zones affectées par l’afflux de réfugiés, rendant leur présence plus acceptable en contrepartie d’opportunités élargies de développement économique et social ; pour les entreprises privées, il accroît les opportunités de marché, ainsi élargies à un champ géographique plus vaste, sans se concentrer sur des groupes sociaux spécifiques.
Le PMR a aussi ouvert la voie à une meilleure implication des acteurs du développement dans les contextes de déplacements forcés. Dans la continuité des avancées permises par le PMR, la Banque mondiale a joué un rôle précurseur avec la mise en place du partenariat qui la lie au Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et avec ses dispositifs de financement dédiés aux pays d’accueil – en l’occurrence, le Guichet IDA pour les communautés d’accueil et les réfugiés (dans les pays à faible revenu) et le Mécanisme mondial de financement concessionnel de la BIRD (pour les pays à revenu intermédiaire). Ces instruments offrent aux pays d’accueil une incitation décisive à intégrer les réfugiés dans leurs systèmes nationaux. La Plateforme de coordination des banques multilatérales de développement (BMD) sur les migrations économiques et les déplacements forcés, elle, permet d’intensifier la mutualisation et l’échange de données, la coordination des parties prenantes, notamment dans le déploiement d’instruments financiers mieux ciblés. Il reste cependant un immense potentiel à exploiter au niveau du secteur privé.
QUEL EST L’ÉTAT ACTUEL DE L’ENGAGEMENT DU SECTEUR PRIVÉ DANS LES CONTEXTES DE DÉPLACEMENTS FORCÉS ?
Le secteur privé est déjà un acteur clé dans les contextes de déplacements forcés. Les activités du secteur informel en font partie, tout comme la responsabilité sociale des entreprises (RSE), dont la croissance s’est encore accélérée depuis le début de la guerre en Ukraine. Enfin, le secteur privé est aussi bien présent dans la passation de marchés, en particulier avec les agences humanitaires et les ONG, pour l’achat de biens et services. Il faudrait toutefois développer aujourd’hui un nouveau type d’engagement, plus impactant : la transposition de la dimension commerciale du secteur privé aux contextes de déplacements forcés.
Selon une étude à paraître de l’Initiative IFC-UNHCR intitulée From Host to Growth Communities, l’engagement du secteur privé dans les contextes de déplacements forcés varie selon les régions. De nouvelles opportunités sont toutefois apparues en Europe et sur le continent américain, où des pays à revenu moyen ont été affectés par ces déplacements, notamment pour l’accueil des réfugiés ukrainiens et vénézuéliens. Les deux régions faisant face à des pénuries de main d’œuvre, on observe des tendances positives chez les prestataires financiers, qui élargissent leurs services via des solutions numériques, et contribuent à une meilleure inclusion financière des réfugiés.
Dans d’autres domaines, comme l’emploi privé, les réfugiés sont généralement cantonnés à des tâches que les actifs du pays d’accueil sont réticents à accepter – travaux pénibles, emplois dans l’industrie manufacturière et l’agriculture. La numérisation croissante, les évolutions démographiques (comme le vieillissement des populations), les pénuries ou la relocalisation de main d’œuvre (le nearshoring en particulier, qui rapproche la production des principaux marchés) contribuent à créer de nou-velles perspectives d’emploi dans les situations de déplacements forcés.
POURQUOI UN ENGAGEMENT RESPONSABLE DU SECTEUR PRIVÉ N’INTERVIENT-IL PAS À PLUS GRANDE ÉCHELLE ?
Le premier enjeu est de disposer de politiques favorables et inclusives permettant aux déplacés de travailler légalement dans le pays d’accueil, d’y enregistrer leur entreprise, et d’accéder aux services de base (y compris l’argent mobile). Un cadre réglementaire favorable est essentiel pour faire avancer les solutions basées sur le marché. Toutefois, même lorsqu’il existe un cadre réglementaire favorable, son application n’est pas toujours garantie, ni uniforme. Des obstacles administratifs, institutionnels et matériels demeurent, en particulier au niveau local. Le deuxième écueil concerne l’accessibilité : les réfugiés sont souvent installés dans des zones éloignées et dans les régions les plus pauvres du pays. Dans les camps, ils dépendent généralement d’une économie humanitaire, ce qui empêche un développement économique pérenne. En zones urbaines, ils sont massés dans les quartiers les plus défavorisés. Bien qu’une économie informelle dynamique puisse s’y développer, les marchés liés aux réfugiés restent donc généralement des marchés périphériques à très faibles revenus.
Des défis majeurs existent aussi du côté du secteur privé. Beaucoup d’entreprises négligent les marchés liés aux déplacements forcés. Les plus grandes se posent la question de savoir s’il est légal d’employer des réfugiés, de travailler avec eux, d’acheter leurs productions. Même lorsque la décision est prise de s’engager, les informations manquent. C’est en outre bien souvent « l’opérateur du dernier kilomètre » qui décide d’accorder un crédit, de proposer un service ou d’acheter des biens à ces populations déplacées : comme on l’a vu dans de nombreux contextes, il peut exister de forts préjugés incitant à ne pas travailler avec les réfugiés. Beaucoup s’interrogent sur la durée de leur présence, vue à tort comme forcément éphémère.
QUE FAUDRAIT-IL POUR ACCROÎTRE L’ENGAGEMENT DU SECTEUR PRIVÉ FACE AUX DÉPLACEMENTS FORCÉS ?
Le portefeuille de la Société financière internationale (SFI) comporte un nombre croissant de projets liés aux déplacements forcés, notamment en matière d’inclusion financière. Au Liban, la SFI a ainsi soutenu une institution de microfinance pour qu’elle fournisse des services financiers aux très petites entreprises dirigées par des réfugiés ou des membres de la communauté d’accueil. Elle a accompagné Bancamia en Colombie et Financiera Confianza au Pérou dans la mise en place de solutions destinées aux migrants et réfugiés vénézuéliens. La SFI a également investi auprès de Santander Pologne pour qu’elle accorde des prêts aux PME détenues et gérées par des Ukrainiens, ou à des PME polonaises accueillant les déplacés d’Ukraine. En Moldavie, la SFI conseille la banque MAIB et en Géorgie, l’institution de microfinance Crystal, pour qu’elles puissent offrir des services spécifiquement adaptés aux clients ukrainiens. Le travail accompli par la SFI autour du camp de réfugiés de Kakuma, dans le nord du Kenya, est aussi une bonne illustration de son action.
À la lumière de ces expériences de terrain, il apparaît que trois approches permettraient d’accroître l’engagement du secteur privé dans ces contextes. Les logiques du secteur privé doivent être intégrées dès le départ, y compris dans les situations humanitaires d’urgence, pour permettre la saisie d’opportunités. L’implication précoce et active du privé est essentielle. Il faut par ailleurs changer d’état d’esprit et ne plus considérer les réfugiés comme étant « à part », et se focaliser sur les zones géographiques affectées plutôt que sur les seules populations. Enfin, il est essentiel de soutenir les entreprises responsables qui s’engagent dans les contextes de déplacements forcés. Les IFD peuvent soutenir l’engagement du secteur privé via une approche de « création de marchés », en s’appuyant sur une palette complète d’instruments – allant de la production/diffusion de données sur les opportunités de marché à certains mécanismes incitatifs pour les entreprises privées engagées dans ces contextes, par la combinaison de prêts bonifiés et d’un accompagnement technique ciblé.
_ L’Initiative conjointe IFC-UNHCR : encourager un engagement systématique du secteur privé
Cinq ans après l’adoption du Pacte mondial pour les réfugiés, des progrès ont certes été accomplis, mais l’engagement du secteur privé se concentre encore largement sur les passations de marchés ou la RSE. En associant une agence humanitaire comme le HCR et l’expertise du secteur privé dont dispose la SFI, l’Initiative conjointe lancée en 2023 vise à élargir l’horizon d’implication et à permettre un engagement beaucoup plus important et plus systématique dans les contextes de déplacements forcés. Pour y parvenir, il s’agit en particulier de combiner le soutien opérationnel aux équipes SFI et UNHCR sur le terrain (en termes d’expertise et de financement) avec la production et la diffusion de connaissances sur ce qui fonctionne ou non, tout en augmentant le niveau de sensibilisation au sein de la communauté élargie de parties prenantes. |