Au début des années 1990, suite au retour de la paix, de nombreux entrepreneurs privés locaux cambodgiens ont spontanément investi dans le développement des infrastructures d’approvisionnement en eau, notamment dans les petits centres urbains. Ces services étaient particuliers car ils ont été créés en dehors de toute planification, contractualisation, voire même de régulation de la part des institutions publiques. Entièrement privés, constitués d’infrastructures complexes en réseaux, ces services se distinguaient par une gestion commerciale aboutie (compteur domiciliaire), adaptée à la demande et aux capacités de paiement des usagers. Ainsi, en une décennie (2000-2010), selon plusieurs études financées par la Banque mondiale et l’Agence française de développement (AFD), environ 400 entrepreneurs locaux auraient émergé sur l’ensemble du territoire, représentant près de 50 % des raccordements aux services d’approvisionnement en eau effectués au niveau national. Ces services privés ont été progressivement formalisés et régulés par l’État cambodgien, avec la mise en place d’un dispositif de licence (2006), puis par diverses réglementations (2017), dont celles portant sur le périmètre de délégation, le respect de standards techniques et la qualité du service.
DÉVELOPPEMENT SECTORIEL : LE CHAÎNON MANQUANT DE L’ACCÈS AUX FINANCEMENTS
En 2010, malgré les efforts d’encadrement réalisés, de nombreuses contraintes sectorielles persistent et notamment celles portant sur la qualité du service. Les bailleurs de fonds ont pourtant accompagné les entrepreneurs pendant plus d’une décennie, par des subventions d’investissement et du renforcement de capacité, mais sans arriver réellement à faire appliquer un minimum de standard de qualité. Les infrastructures construites étaient donc souvent mal conçues, ce qui entraînait une piètre qualité des services d’eau associés. Sur le plan financier, de nombreuses barrières limitaient également le développement des investissements. Les infrastructures en réseaux requièrent en effet des coûts d’investissement initiaux élevés, souvent hors de portée des capacités d’endettement, sur le secteur bancaire traditionnel, des entrepreneurs cambodgiens. Par conséquent, ces derniers s’étaient habitués à des investissements dit « séquentiels », de petite dimension, levant les fonds auprès de la famille ou de prêteurs informels. L’accès au financement pour les entrepreneurs cambodgiens sur le secteur formel restait donc embryonnaire et limité en montant. En effet, les banques commerciales cambodgiennes intervenaient peu sur le financement d’actifs, notamment pour les petites et moyenne entreprises (PME). Reconstruit à partir du milieu des années 1990, le secteur bancaire cambodgien a priorisé le marché « corporate » dans les principales villes du pays, tandis que les nombreuses institutions de microfinance (IMF), très développées au Cambodge, se consacraient au financement des TPE et des particuliers en zones rurales. Le segment intermédiaire de la méso-finance n’était ainsi pas couvert. De plus, le secteur de l’eau en 2010 était perçu comme particulièrement risqué. Les établissements financiers manquaient notamment d’expertise interne leur permettant d’évaluer le modèle économique de projets complexes s’inscrivant sur le long terme. Les conditions financières proposées aux entrepreneurs étaient donc très conservatrices, rendant les produits financiers offerts peu attractifs et totalement inadaptés au secteur de l’eau, caractérisés par : une demande d’un niveau de garantie élevé (jusqu’à 200 % du montant total du prêt), constituée quasi exclusivement d’hypothèques, engendrant des montants de crédits faibles, avec une maturité trop courte (limitée à 5 ans).
Pour répondre à ces contraintes, l’AFD et l’Union européenne ont donc travaillé en collaboration à partir de 2010 pour le développement d’une ligne de crédit auprès des banques commerciales cambodgiennes dédiée aux entrepreneurs privés de l’eau et de l’électricité. Cette ligne devait être associée à un mécanisme de partage des risques et à une subvention de l’Union Européenne, permettant de réduire les exigences de garanties et de contribuer à minimiser les risques techniques et financiers.
UN PROJET INNOVANT CONSTRUIT AUTOUR DE TROIS OUTILS EN INTERDÉPENDANCE
Après une longue phase de structuration et notamment d’identification du « bon » partenaire bancaire, la Foreign Trade Bank (FTB), une banque commerciale cambodgienne, s’est positionnée en 2012 et a rempli les conditions de l’AFD pour porter cette ligne de crédit. Le projet a été conçu autour de :
- Une ligne de crédit bonifiée non souveraine (sans garantie de l’État) de 15 millions de dollars (dont 5 millions pour le secteur de l’eau, le reste étant dévolu à l’électricité) permettant de financer les projets d’investissement (infrastructures et ingénieries)
- Un mécanisme de partage de risque (ARIZ), garantie de portefeuille/individuelle d’un montant de 10 millions d’euros visant à réduire les exigences de garantie de la banque pour ses futurs clients.
- Une subvention (en délégation de fonds de l’Union européenne) de 3,5 millions d’euros, permettant le financement de deux assistances techniques, l’une dédiée à la banque (pour renforcer ses équipes sur les aspects commerciaux, l’analyse de dossier et l’utilisation de nouvelles méthodes d’évaluation des garanties), l’autre dédiée aux entrepreneurs pour les appuyer dans la préparation des dossiers de demande de crédit, la conception et la maîtrise d’oeuvre des infrastructures, ainsi que sur des activités de renforcement de capacité. Le cabinet ENCLUDE assurera l’assistance technique auprès de la banque tandis qu’un consortium constitué du GRET / ARTELIA / iSEA / SEESAW pilotera celle dédiée aux entrepreneurs.
RÉSULTATS ET IMPACTS : UNE DEMANDE DE FINANCEMENT DÉPASSANT LES ATTENTES
Ce dispositif aura donc été mis en oeuvre à partir d’août 2014. Il va permettre l’essor et le développement d’un produit financier adapté aux PME cambodgiennes, composé d’un taux d’intérêt attractif d’environ 6 % (contre 12 %), d’une maturité de crédit allant jusqu’à 10 ans (contre 5 ans auparavant), d’un délai de grâce d’un an (contre 6 mois) et surtout de garanties bancaires limitées à 100 % du montant du crédit, et dont la nature prend en compte la valorisation des actifs productifs et la valeur actualisée nette de l’entreprise à 10 ans. Ce dispositif a également conduit à une normalisation et standardisation des dossiers de crédit, ce qui a amélioré les délais de traitement, le partage de l’information et la qualité des dossiers de financement. L’assistance technique a enfin permis l’émergence d’une société de conseil rémunérée par les entrepreneurs, iSEA, spécialisée dans l’intermédiation, l’accompagnement et la préparation de dossiers bancaires, tout en assurant la maîtrise d’oeuvre des projets et la formation des entrepreneurs, afin de s’assurer la pérennité des projets. Tout ceci a permis de réduire, d’une part les risques techniques et financiers, et d’autre part les asymétries d’information entre le prêteur et l’emprunteur.
Ainsi, entre 2015 et 2019, 68 demandes de crédit (représentant un volume de 19 millions de dollars) ont été effectuées auprès de la FTB ; 56 demandes ont été acceptées (pour 17 millions de dollars) ; 47 études de préfinancement ont été produites, pour 13 millions de dollars, et 40 business plan ont été produits (10 millions de dollars). Finalement, 31 prêts ont été octroyés par la FTB pour un montant de 7,3 millions de dollars (contre 5 millions prévus au départ). L’analyse du portefeuille des prêts approuvés révèle un très large éventail d’autorisations de crédit atteignant des cibles jusque-là peu bancarisées, en ligne avec l’objectif de développement de la « méso-finance ». Les montants des prêts accordés ont varié de 16 000 dollars à 780 000 dollars, avec un montant moyen de 259 300 dollars. Ces financements ont notamment permis la réalisation de 33 000 raccordements supplémentaires (133 000 personnes) à l’eau potable et surtout l’amélioration de la qualité du service pour plus 430 000 personnes. Pour Meng Sengkry, chargé de crédit à la FTB sur ce projet, « les principaux succès sont : la réduction des garanties, l’augmentation du montant des prêts, le taux d’intérêt attractif et la durée de prêt à plus long terme ».
LEÇONS APPRISES
Premier mécanisme de ce type dans le secteur de l’eau à l’échelle internationale, sa mise en oeuvre a permis de formuler des recommandations importantes pour la conception et l’exécution de projet intervenant sur le segment de la « méso-finance ». Tout d’abord, ce projet a été un succès grâce à l’implication forte de la FTB, une banque proactive et favorable aux changements, à toutes les étapes du projet, de la co-construction des outils à leur mise en oeuvre. Sur les aspects financiers, le dispositif et la nature des garanties retenues ont joué un rôle central, en facilitant l’accès à un crédit adapté. Au-delà du taux d’intérêt réduit grâce à la bonification, les entrepreneurs ont pu emprunter en moyenne près de quatre fois plus qu’avec les produits financiers existants, et ce grâce à la co-création d’une méthode de valorisation des actifs et de comptabilisation des flux économiques. Concernant les outils non-financiers, la combinaison de deux assistances techniques a été primordiale dans la création de confiance entre les acteurs, permettant de réduire les risques techniques et financiers.
D’autres effets plus inattendus ont également été observés suite au déploiement de cette ligne de crédit sectorielle, à savoir : la maturation d’un écosystème d’acteurs technico-financiers (notamment les bureaux d’étude) et l’amélioration de la qualité des infrastructures et du service. Ces deux effets sont sans aucun doute liés au fait que les décaissements séquentiels du prêt étaient conditionnés à la présence d’un maître d’oeuvre accrédité par le projet. Pour Sear Sengheap, entrepreneur privé local : « il est à présent essentiel de garantir la qualité de l’eau grâce à des installations de traitement adéquates, une distribution suffisante et le maintien de la pression. Le certificat d’exploitation du ministère est approuvé sur la base des résultats du projet ». Il faut enfin souligner un aspect souvent négligé dans les projets de « blended finance », à savoir, du rôle joué par les apporteurs d’affaires spécialisés et accrédités, confié dans ce projet à une société membre du consortium, iSEA. Malgré une forte implication, les banques commerciales peuvent en effet difficilement se spécialiser sur des secteurs à haute technicité comme l’eau et l’électricité, leur coeur de métier restant le financement. Ainsi, la présence d’un ou de plusieurs apporteurs d’affaires, d’abord rémunérés sur subvention et accrédités par le projet, a permis de fiabiliser, pour la banque, la qualité des dossiers (notamment l’évaluation des actifs), la qualité de conception des projets (adaptée aux capacités d’investissement) et la bonne réalisation par la suite des infrastructures. La question centrale des modalités de paiement de ces apporteurs d’affaires, à l’interface de la banque et des entrepreneurs, reste toutefois une question cruciale, mais non résolue, par le projet dans sa phase initiale.
Ces leçons et enseignements ont été pris en compte pour la mise en place d’une nouvelle phase du projet, désormais portée par Proparco et qui a débuté en 2022. Ce deuxième volet inclut notamment la création d’un dispositif de fonds d’étude, mis en place pour subventionner le recours par les entrepreneurs à des experts locaux jouant le rôle d’apporteurs d’affaires et de bureaux d’études techniques (sous la supervision de l’assistance technique, qui renforce les capacités de l’ensemble des acteurs). Cette approche permet de renforcer davantage l’écosystème d’acteurs et la pérennité de l’intervention, ainsi que des synergies avec les interventions d’autres bailleurs ou les initiatives des autorités cambodgiennes dans la matière.