Situé dans le district rural de Nashik – à 5 heures de route de Mumbai, poumon économique de l’Inde – le siège de Sahyadri Farms en impose. Avec ses « allées proprettes bordées de massifs fleuris », comme le décrit Le Figaro qui s’y est rendu fin 2022, ce campus où travaillent plus de 6000 personnes, posé au milieu de vignes et de plantations fruitières, impressionne le visiteur.
Il y a moins de 15 ans, il n’y avait pourtant alentour que des champs et quelques parcelles cultivées. Jusqu’à ce qu’une poignée d’agriculteurs – ils étaient alors une dizaine – décident en 2011 de s’associer pour créer Sahyadri Farms, une coopérative d’envergure dirigée uniquement par… des petits producteurs.
Un pari audacieux et gagnant. Sahyadri Farms est aujourd’hui le plus important exportateur indien de raisin de table, de fruits transformés et autres produits horticoles (comme la tomate, la mangue ou encore la noix de cajou). Quelque 24 000 agriculteurs – répartis dans un rayon de 50 kilomètres – fournissent Sahyadri Farms en produits frais, tandis qu’ils sont 8500 à être directement associés à la vie et aux intérêts la structure.
Plus de 95 % des agriculteurs qui travaillent pour Sahyadri Farms ou sont associés à la coopérative sont des petits producteurs qui cultivent moins de 1 hectare de vignes ou d’autres cultures.
Un écosystème complet, de la terre à l’assiette
« L’an dernier, nous avons produit et transformé plus de 250 000 tonnes de produits frais, destinées à 80% à l'export. Nous visons cette année un objectif de 300 000 tonnes », précise Santosh Watpade, directeur financier de la coopérative. Sahyadri Farms accompagne ses agriculteurs depuis le choix des cultures jusqu’aux pratiques agricoles qu’ils emploient, en passant par les intrants utilisés et la manière dont ils récoltent et vendent leurs produits agricoles.
L’entreprise est désormais complètement intégrée sur la chaîne de valeur de 8 cultures horticoles, des activités pré-récolte, post-récolte (tri / emballage / transformation des fruits et légumes), à la distribution jusqu’aux consommateurs sur le marché indien et international (B2B et B2C).
L'Inde occupe le deuxième rang mondial en matière de production agricole. L'agriculture emploie plus de 40% de la population active et représente 18% du produit intérieur brut du pays.
Objectif : zéro émission nette
En 2022, Proparco a co-investi au capital de Sahyadri Farms, aux côtés de Incofin Investment Management, du FMO et de Korys pour une enveloppe globale de 310 crores de roupies (soit près de 40 millions d’euros). « Avec cet investissement, nous allons pouvoir renforcer nos marchés à l’export sur l’ensemble des cultures que nous proposons et renforcer nos capacités », expose Santosh Watpade.
Cet investissement a également permis à la coopérative de financer sa nouvelle centrale biogaz qui offre une capacité de 1,6 mégawatt d’électricité, par un processus de fermentation des matières organiques issues de l'agriculture. « Notre objectif avec cette nouvelle centrale est d’atteindre la neutralité carbone (zéro émission nette) », appuie Rupesh Khiste, responsable « R&D et projets » de Sahyadri Farms.
« Pendant longtemps, l’entrepreneuriat en milieu rural en Inde – où vit 60 % de la population – a été inexistant. Depuis une dizaine d’années pourtant, la situation change : les mentalités évoluent et les projets se multiplient, même si l’accès au capital reste un frein important. »
Vilas Shinde, agriculteur fondateur et directeur général de Sahyadri Farms
« Ici, toutes les voix comptent ». Sur le sentier qui mène à ses 12 hectares de vigne, en contrebas de sa maison, Sachin Kadam insiste : « Un agriculteur associé : une voix. C’est le principe du projet Sahyadri Farms ». Un projet coopératif auquel cet agriculteur, spécialisé dans le raisin de table, adhère depuis 2006. « Nous décidons ensemble, tous les agriculteurs associés, des grandes orientations et des choix stratégiques pour l’avenir de la coopérative. C’est la force de ce projet ».
Les retombées sur son exploitation sont spectaculaires : en moins de 20 ans, Sachin a plus que quintuplé la surface de vignes cultivées et exporte désormais 80 % de sa production en Asie et en Europe. Il a par ailleurs bénéficié d’avancées technologiques auxquelles, seul, il n’aurait jamais pu avoir accès. « L’expertise des équipes de Sahyadri Farms en matière d'agriculture et leurs approches novatrices ont révolutionné mes pratiques », admet-il. « Avant, je me battais sans moyens contre les intempéries qui ravageaient mes productions ». Depuis, Sachin a planté du raisin Thompson – une variété sans pépin originaire de Californie, plus résistante –, a modernisé ses vignes et a bénéficié de l’accompagnement régulier d’ingénieurs agronomes.
Ce système coopératif permet aux agriculteurs embarqués dans l’aventure – dont la plupart cultivent moins de 1 hectare – de bénéficier de revenus réguliers et prédictibles. Un point essentiel alors que 80 % des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté en Inde sont précisément des petits agriculteurs. « Le projet Sahyadri Farms protège ses associés. Nous pouvons en effet estimer nos revenus à l’avance, investir et même nous agrandir », témoigne Sachin, qui s’est récemment fait construire une nouvelle maison ainsi qu’une serre qui lui permet de sécher une partie de son raisin et d’autres cultures (des tomates notamment).
Dans le village de Kone – à plus d’une heure de route du district de Nashik – le raisin est roi. Hormis quelques plantations de goyaviers, c’est bien le pied de vigne ici qui domine. Bahskar Vishnu Kamble, associé à Sahyadri Farms, en cultive près de 10 hectares en Thompson, une variété longtemps réputée pour sa résistance aux intempéries.
Mais avec le changement climatique - qui se manifeste sous ces latitudes par une saison des pluies harassante et un été brûlant – Bashkar doit s’adapter. Glissements de terrain, inondations, canicules, cyclones, sécheresses, tempêtes de poussière… Le sous-continent indien est en effet l’une des régions du monde les plus exposées aux catastrophes naturelles. Pour tenter d’y faire face et anticiper un meilleur rendement de ses récoltes, Bashkar a planté 2 hectares d’une nouvelle variété en rouge, de type ARD36.
« Il s’agit d’un raisin de table croquant, sucré et particulièrement résistant aux phénomènes météorologiques extrêmes, très apprécié, qui plus est, à l’export », précise Pankaj Nathe, qui pilote l’équipe de recherche agronomique de Sahyadri Farms. Au cœur du campus de la coopérative, cet ingénieur agronome a développé, sur un hectare environ, cette vigne nouvelle génération, ainsi que d’autres variétés en rouge et en blanc, qu’il surveille comme le lait sur le feu. « Nous les testons ici, en conditions réelles. Chaque jour, nous mesurons le développement des grappes et leur résistance à la pluie, à la canicule, aux maladies, etc. C’est capital si nous voulons anticiper les effets du changement climatique et explorer de nouveaux marchés ».
Pour permettre la régénération des sols, Bahskar va par ailleurs planter, à Kone, des haies et probablement laisser des parcelles au repos. « La hausse des températures bouleverse les conditions climatiques et perturbe l’équilibre naturel », constate l’agriculteur. « Il est nécessaire d’agir, chacun à son niveau ».
À l’entrée d’un vaste bâtiment industriel, au cœur du campus de Sahyadri Farms, Rohini Satish note sur un cahier le poids des paniers que viennent lui déposer, à tour de rôle, ses collègues. Chacune de ces bannettes compte entre 3 à 5 kilos de noix de cajou, minutieusement triées à la main et dont seuls les plus gros spécimens – destinés à l’export ou vendus dans les magasins haut de gamme à Delhi et à Mumbai – ont été sélectionnés.
« Je suis très fière et très heureuse d’occuper ce poste », sourit cette jeune mère de deux enfants, originaire d’un village du district de Nashik. « Il est presque impossible pour une femme indienne de trouver un emploi stable dans une région rurale. Sahyadri Farms m’a permis de sortir du chômage et de l’isolement ». Alors que le taux d’activité des femmes dans le pays est évalué à moins de 10 %*, selon le Center for monitoring Indian Economy (CMIE) – soit l’un des plus faibles au monde – Rohini mesure sa chance. « Sans ce travail que j’occupe depuis 3 ans, ma vie serait beaucoup difficile », souligne-t-elle. « Je ne pourrais pas élever mes enfants, encore moins aider mes parents ».
Un constat que partage Dhanashri Shrirang, qui supervise l’ensemble de cet atelier où sont employées plus de 300 personnes, des femmes exclusivement. « C’est une très belle opportunité de travailler ici », reconnaissant elle aussi la difficulté pour les femmes indiennes d’accéder à un emploi régulier. « Je me sens par ailleurs en sécurité : tant à l’intérieur de l’usine, qu’à l’extérieur puisque tous les jours, un bus nous ramène à nos domiciles. C’est très important ».
*La situation de l’emploi des femmes indiennes s’est aggravée avec la pandémie de Covid-19 : entre 2017 et 2022, selon le quotidien Le Monde, 21 millions ont dû quitter leurs emplois (dans le secteur formel).