
À l’évidence, une partie de l’aide apportée aux pays fragiles sera destinée à faire face aux urgences humanitaires. Pour gérer efficacement une crise, il faut être rapide, ce qui nécessite la disponibilité immédiate de capitaux importants dès la survenue d’une catastrophe. Il convient pour cela de redéfinir le financement de telles urgences, pour passer du système existant – fondé sur les appels lancés au coup par coup par la communauté internationale – à une approche reposant sur une assurance couvrant des risques précis. Pour ce faire, les organismes donateurs pourraient recourir au vaste marché mondial de l’assurance commerciale, ce qui constituerait un moyen peu onéreux et prévisible de parer aux urgences.
Des changements de ce type contribueront, bien entendu, à améliorer les mesures d’urgence qui sont la réponse inévitable à une situation de fragilité. Toutefois, la mission principale de l’aide au profit des pays fragiles est clairement de favoriser leur croissance économique : plus un pays est prospère, moins il est sont fragile. Or, le monde de l’entreprise est le principal moteur de cette croissance. C’est là qu’on trouve les compétences organisationnelles requises pour transformer la productivité de la main d’œuvre grâce aux notions d’échelle et de spécialisation. Hélas, la fragilité de certains pays décourage les entreprises de s’y implanter. D’une part, la taille de leur marché reste limitée à cause d’une pauvreté généralisée. D’autre part, l’État contrôle rarement tout son territoire, de sorte que les entreprises sont confrontées à une incertitude existentielle. Souvent, tant l’investissement public dans des infrastructures économiques que la capacité de l’État à assurer des services économiques essentiels (cadre juridique, éducation, etc.) sont à tel point en deçà des standards modernes que les entreprises doivent supporter des coûts anormalement élevés. Ces pays sont d’ordinaire très exposés aux chocs économiques et politiques et n’ont pas les moyens généralement mis en œuvre par d’autres pays pour y faire face, si bien que les entreprises sont exposées à différents risques non commerciaux. Cela engendre un phénomène difficile à combattre : pénalisée par un nombre insuffisant d’entreprises, l’économie stagne dans une pauvreté qui contribue à entretenir la fragilité du pays. Sachant que les pays fragiles auront du mal à se sortir de cette ornière, il est clairement nécessaire de recourir à l’aide internationale au développement.
Dans ce genre de cas cependant, il faut se garder de déployer l’aide en faveur des pays fragiles comme on le ferait dans des contextes plus classiques, puisqu’il s’agit en priorité d’inciter les entreprises à s’y implanter. Une fois que des entreprises réputées se seront installées dans l’un de ces pays, la croissance économique qui en résultera contribuera à une réduction de la fragilité qui générera à son tour d’importants bénéfices collectifs, tant pour le pays lui-même que pour la communauté internationale. Mais ceux-ci doivent être financés par des fonds publics, faute de quoi il y aura trop peu d’entreprises candidates.
Comme il y a si peu d’entreprises saines dans les pays fragiles, celles qui s’y implantent sont souvent les premières de leur secteur. Elles font ainsi figure de pionnières. Dans les pays développés, être pionnier, c’est souvent explorer les nouvelles technologies. Le bénéfice collectif de cette démarche étant largement reconnu en politique publique, on a recours à différents mécanismes de financement public pour aider ces entreprises. Dans les pays fragiles, les pionniers développent de nouveaux marchés, plutôt que de nouvelles technologies. Paradoxalement, compte tenu du niveau de sous-développement extrême des pays fragiles, leurs économies ont encore plus besoin d’entreprises pionnières que les pays développés. Toutefois, les mécanismes d’aide publique manquent, alors que leur utilisation serait légitime et tout à fait salutaire. En s’engageant la première sur un marché, une entreprise facilite l’implantation ultérieure d’autres entreprises. Par exemple, la première d’un secteur donné doit former les travailleurs à des compétences nouvelles, tandis que les suivantes peuvent débaucher ces travailleurs qualifiés et limiter ainsi leurs coûts. C’est positif pour le pays, mais un handicap pour l’entreprise pionnière qu’il convient donc de dédommager avec des aides publiques. Pendant des décennies, de vastes budgets alloués à l’aide au développement ont été consacrés à la formation de fonctionnaires, mais aucun équivalent n’a été mis en place pour indemniser les efforts de formation assurés par des entreprises pionnières.
Plus que les organismes d’aide, les DFI sont les établissements publics les mieux à même d’assister les entreprises pionnières dans les pays fragiles : elles travaillent régulièrement avec ces dernières, et leurs investissements sont soumis à la discipline du marché. De ce fait, elles peuvent déployer des aides pour financer des bénéfices collectifs précis comme ceux cités ci-dessus, tout en laissant aux entreprises le soin d’assumer comme il se doit le risque commercial. Les organismes d’aide n’ayant pas ces compétences, les entreprises pourraient être tentées d’abuser des fonds mis à leur disposition. Comme pour tout investissement commercial, les DFI s’exposent à des risques et peuvent accuser des pertes. En contrepartie, lorsqu’un investissement s’avère rentable, elles doivent pouvoir en profiter, ce qui implique qu’elles acquièrent une participation au capital plutôt que de se borner à accorder un prêt. Par ailleurs, du fait que les DFI disposent d’un capital relativement limité, elles ont tout intérêt à redoubler d’efforts pour le faire fructifier. En conséquence, une fois qu’une entreprise est solidement établie sur son marché, la DFI devrait revendre sa participation à des sociétés de gestion classiques (fonds de pension par exemple), qui ne souhaitent généralement pas constituer les équipes spécialisées nécessaires pour évaluer les projets nouveaux. Mais à mesure que les DFI se bâtissent une réputation pour leurs compétences dans ce genre de décisions, leur entrée au capital d’entreprises peut suffire pour rassurer d’autres sociétés de gestion d’actifs sur la viabilité d’un projet donné.
Les DFI sont certes nombreuses, mais comme il s’agit d’organismes publics dont la mission est de promouvoir les économies de pays pauvres, elles ne sont pas en concurrence. En revanche, grâce à leur contribution collective, elles sont en train de créer une nouvelle classe d’actifs dans les pays à faible revenu. Leur coopération à cette fin sera essentielle : il faudrait par exemple standardiser les instruments qu’elles utilisent pour supporter les risques non commerciaux auxquels les investisseurs pionniers sont exposés, afin que les entreprises et les sociétés de gestion d’actifs les comprennent plus facilement.
Les DFI jouent un rôle important pour les pays fragiles puisqu’elles pourraient créer de nouveaux marchés. Leur intervention n’est pas requise pour financer des investissements sur les marchés déjà bien établis où il est possible de faire appel au secteur financier privé. Dès lors, la concurrence des DFI risque de ralentir le développement de ces financements, ce qui serait néfaste pour le marché.
Enfin, les DFI n’ont pas vocation à faire des bénéfices qui seraient transférés par la suite aux organismes d’aide. Leur tâche consiste à déployer des ressources, et non à les produire. Elles ont pour seule mission de permettre aux entreprises de s’implanter dans les pays qui ont le plus besoin d’elles.