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Irak
Les institutions financières de développement (IFD) investissent de façon croissante dans les pays fragiles, où les besoins y sont nombreux, au croisement de problématiques sécuritaires, économiques et environnementales. Le secteur privé y est fortement diversifié, informel et résilient. Comment les IFD peuvent-elles le soutenir dans ce contexte, en s’assurant que leur impact reste positif ?

Au cours de la dernière décennie, la notion de fragilité est devenue centrale dans le discours sur le développement. Initialement employée par les organisations internationales pour attirer l’attention sur les « États fragiles », son utilisation actuelle recouvre à la fois des zones géographiques fragilisées ou en conflit et les défis qu’elles rencontrent. Cyprien Fabre, chef de l’unité crises et fragilités à l’OCDE, définit la fragilité comme étant « le déséquilibre entre les risques et la capacité à faire face à ces risques, quand il y a un déséquilibre, il y a une fragilité ». Cette combinaison entre l’exposition aux risques et les capacités insuffisantes des États, les systèmes et les communautés à y faire face se manifeste à travers six dimensions : économique, environnementale, politique, sécuritaire, sociale et humaine. Adopter une approche multidimensionnelle et multicritères des fragilités doit permettre aux acteurs du développement d’analyser les facteurs de risque et leurs conséquences, pour élaborer des réponses adaptées.

Selon les données de la Banque mondiale, 10 % de la population de la planète vivent aujourd’hui dans un État fragile, alors que 40 % des personnes plongées dans l’extrême pauvreté y résident – ce chiffre est projeté à plus de 66 % en 2030. Enfin, plus de 75 % des 800 millions de personnes n’ayant pas accès à l’électricité vivent dans ces pays. Agir avec une grande détermination dans ces zones est donc essentiel pour atteindre les objectifs de développement durable à l’échelle mondiale.

Si les fragilités sont présentées comme un déséquilibre multidimensionnel entre des risques et des capacités, il est important de souligner que les facteurs de fragilité sont interdépendants et se renforcent mutuellement. Des études récentes du Fonds monétaire international (FMI) soulignent en particulier que les impacts du changement climatique se font déjà ressentir plus fortement dans les pays fragiles, notamment dans de nombreux États insulaires du Pacifique et dans des États sahéliens. Ces effets se manifestent par des températures mettant en danger la santé humaine, une baisse de la productivité agricole, la montée des eaux ou des phénomènes météorologiques extrêmes. Ces États ont une faible capacité à faire face à ces risques, par exemple pour maintenir une capacité de production agricole satisfaisante en cas de chaleur extrême ou une offre de service de santé adaptée pour les personnes affectées. Les risques climatiques vont exacerber les conflits liés à l’accès aux ressources. Les interactions entre les situations de conflits et les enjeux climatiques conduisent donc la communauté internationale à développer une approche basée sur l’articulation entre climat-fragilité-conflit.

Les pays fragiles sont souvent les plus exposés aux chocs macro-économiques et peuvent subir les conséquences de conflits lointains sur les marchés mondiaux. Par exemple, la guerre en Ukraine a participé à l’augmentation du prix des denrées alimentaires (en décembre 2023 les prix des denrées alimentaires et des céréales étaient encore supérieurs d’environ 12 à 13 % à leurs niveaux de décembre 2020) rendant difficilement accessibles certains produits alimentaires de base pour les populations les plus pauvres dans certains pays d’Afrique ou du Moyen-Orient. Enfin, la crise des réfugiés impacte tout particulièrement les pays qui sont frontaliers des zones de conflit et qui sont bien souvent, eux-aussi, pauvres et fragiles. Selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations unies (UNHCR), 110 millions de personnes étaient déplacées (dont 62,5 millions à l’intérieur des pays en conflit) en 2023. Ce sont bien les pays à revenu faible et intermédiaire qui ont accueilli 75 % des réfugiés et des autres personnes ayant besoin d’une protection internationale, dont 20 % dans des pays les moins avancés. Dans ce contexte, la thématique de l’investissement privé dans les pays fragiles s’impose comme un sujet de plus en plus incontournable dans le débat international sur la paix, la stabilité et le développement, que ce soit à l’occasion du Paris Peace Forum, du Forum économique Mondial ou au sein des Nations unies.

UN SECTEUR PRIVÉ AUX CARACTÉRISTIQUES PARTICULIÈRES

Le secteur privé dans les pays fragiles, encore plus qu’ailleurs, ne peut être considéré comme un bloc uniforme : il y est fondamentalement divers et hétérogène. Mais on remarque qu’il est majoritairement informel : il représente 70 % de l’emploi dans ces pays (contre une moyenne mondiale inférieure à 50 %). Les entreprises formelles, celles qui sont enregistrées auprès des structures administratives et qui utilisent un système comptable reconnu, sont en majorité des PME (à plus de 90 %), à qui la fragilité de leur environnement pose des défis inédits : aux contraintes sécuritaires s’ajoutent une faible capacité des services publics à assurer l’essentiel, un accès compliqué aux services financiers, au crédit et aux infrastructures. Cet environnement peu favorable a un coût : une étude récente de l’International Trade Center révèle par exemple que la création d’une entreprise formelle dans les pays fragiles étudiés couterait en moyenne 15 fois plus que dans les pays à haut revenu. Enfin, les grandes entreprises nationales et internationales sont moins nombreuses que dans les pays en développement. Elles sont plus résilientes mais sont confrontées à des problématiques spécifiques en matière de gestion des risques environnementaux et sociaux, de conformité ou de réputation, lié à leur environnement complexe.

La résilience du secteur privé et de l’emploi dans ces contextes spécifiques représente un enjeu majeur, en particulier si l’on tient compte du facteur démographique, dans des zones où la part de population jeune est très importante. Dans ces conditions, l’absence de perspectives économiques et d’accès à l’emploi peut vite devenir source d’une instabilité accrue. Le développement du secteur privé et d’emplois décents est fondamental pour « matérialiser les dividendes de la paix » et briser le cycle de l’instabilité, comme l’avait souligné en 2011 le World Development Report.

UN ENGAGEMENT CROISSANT DES IFD AUPRÈS DU SECTEUR PRIVÉ DANS LES PAYS FRAGILES

Reconnaissant les défis que rencontre le secteur privé dans ces géographies, de plus en plus d’institutions financières de développement et d’acteurs de la finance à impact dédient des ressources spécifiques aux pays fragiles, afin d’y stimuler la croissance économique en mettant en place des instruments financiers adaptés à ces contextes (prise de risque, maturité des prêts, accompagnement technique, etc.). L’impact espéré de ces approches est de renforcer les infrastructures locales, de créer des opportunités économiques pour les populations et ainsi de réduire les tensions sociales et les risques de conflit. Pour cela, les IFD financent en priorité des projets porteurs de création d’emplois durables et décents, d’atténuation et d’adaptation au changement climatique et de réduction des inégalités.

C’est la Société financière internationale (SFI) qui s’est engagée la première, dès 2008, avec l’approche Conflict Affected States in Africa (CASA). Elle a fait aujourd’hui des pays fragiles un axe central de sa stratégie. Les IFD européennes se sont impliquées dans la dynamique du premier Oxford Fragility Forum organisé en 2019 en partenariat avec la SFI. Proparco a défini cette année-là sa première stratégie consacrée aux pays fragiles, centrée sur les secteurs de l’énergie off grid, de l’inclusion financière et de l’agro-industrie en Afrique. Des partenariats émergent pour structurer la collaboration entre IFD, avec la plateforme ARIA – développée par le British International Investment (BII) et la Dutch Entrepreneurial Development Bank (FMO) – qui se propose notamment d’organiser une démarche commune de prospection dans six pays fragiles en Afrique.

Le dialogue opérationnel entre les acteurs de l’humanitaire et les IFD est également une tendance croissante. La SFI a établi une collaboration de longue date avec UNHCR, tandis que Proparco a engagé une initiative avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en 2023, afin de travailler sur des initiatives communes. Le financement du secteur privé dans ces contextes fragiles présente toutefois de nombreux défis pour les IFD.

L’expérience de Proparco dans ces géographies reflète ainsi celle des autres institutions financières de développement. Elle montre la difficulté réelle de trouver dans ces contextes un modèle satisfaisant, qui soit opérationnel et efficient à la fois sur des objectifs économiques, sociaux et environnementaux, en particulier dans le groupe de 20 pays qui sont simultanément fragiles et les moins avancés. Le portefeuille dans les pays fragiles se caractérise par une taille de ticket unitaire plus réduite que la moyenne, des délais de décaissement plus long et un niveau de risque bien plus élevé. L’investissement dans les pays fragiles expose également les IFD à des risques réputationnels potentiellement plus important que dans les pays stables et en paix. Il est également plus difficile d’y faire appliquer les standards environnementaux et sociaux sur lesquels elles sont engagées. Ces constats illustrent pleinement que si l’intervention des IFD dans les pays fragiles est stratégiquement pertinente, elle soulève de nombreux défis qui doivent être relevés en mobilisant des ressources et des partenariats spécifiques.

FAVORISER LA PAIX ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE

Les IFD dans les pays fragiles doivent enfin intégrer la notion de « sensibilité au conflit » de manière concrète et opérationnelle. Dans les pays affectés par un conflit, la thèse de l’impact des investissements ne peut pas reposer uniquement sur le présupposé que la création d’emplois décents garantit nécessairement des retombées positives pour la paix. De même, souligner les impacts environnementaux ou sociaux positifs ne suffit pas à s’assurer que l’investissement ne génère pas d’effets pervers pouvant alimenter le conflit. Ces risques existent dans tous les secteurs pour les IFD engagées dans ces zones, mais ils sont plus simples à prévoir dans les projets ayant une forte empreinte foncière, comme par exemple l’agro-industrie, l’exploitation forestière ou d’autres ressources naturelles, qui peuvent être disputées entre plusieurs groupes et entretenir des dynamiques de marginalisation, d’exclusion et de corruption.

Les IFD doivent donc partir d’une bonne compréhension de ces contextes locaux pour y concevoir des investissements appropriés et maitriser leurs risques, plutôt que d’y adopter des approches top down de solutions mises en œuvre ailleurs. C’est une erreur, malheureusement commune, d’analyser ces contextes de pays fragiles par la notion de manque, par « une absence de » : une absence d’État, de service public, de gouvernance, de stabilité, de secteur privé formel, etc. – alors qu’il conviendrait plutôt de les percevoir comme des pays caractérisés par un « trop-plein » : un contexte très complexe, qui crée des conflits de légitimité et génèrent de nombreuses formes d’instabilité. Sur cette question, de nouvelles initiatives entre IFD, et des collaborations innovantes avec des organisations spécialisées, voient le jour. Elles enrichissent le débat sans cesse renouvelé sur la contribution du secteur privé à la paix et aux objectifs de développement durable dans les pays fragiles.

Thomas Husson

Thomas Husson

Responsable « Investir en contexte fragile »
Proparco

Parcours

Thomas Husson a rejoint le groupe AFD en 2005. Il est actuellement responsable « Investir en contexte fragile » à Proparco. Précédemment, il a occupé de nombreux postes notamment en tant que directeur régional de Proparco pour l’Afrique centrale, au Cameroun et responsable de projets dans le secteur financier en Asie, basé à Bangkok pendant 5 ans. Au cours de sa carrière, il a été en charge de multiples programmes en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, orientés sur le développement du secteur privé et les investissements environnementaux. Thomas est diplômé de Sciences-Po Paris et de l’ESCP Europe et a été auditeur civil à l’École de Guerre à Paris.

Emma Sanchis Peris

Emma Sanchis Peris

Chargée du pilotage de la facilité Pays fragiles
Proparco

Parcours

Chargée du pilotage de la facilité Pays fragiles depuis son arrivée à Proparco en 2022, Emma Sanchis Peris est spécialisée en gestion et évaluation de projets dans les contextes vulnérables. Diplômée de l’Université Paris-Dauphine et titulaire d’un double master en Analyse du Développement au CERDI (Université de Clermont Ferrand), elle assure une meilleure intégration de l’intelligence géographique spécifique aux zones fragiles ou affectées par des conflits dans les projets et participe à l’adaptation des produits financiers de Proparco.

Proparco

Filiale du groupe AFD dédiée au secteur privé, Proparco intervient depuis 45 ans pour promouvoir un développement durable en matière économique, sociale et environnementale.

Proparco participe au financement et à l’accompagnement d’entreprises et d’établissements financiers en Afrique, en Asie, en Amérique latine ou encore au Moyen-Orient. Son action se concentre sur les secteurs clés du développement : les infrastructures avec un focus sur les énergies renouvelables, l’agro-industrie, les institutions financières, la santé, l’éducation... Ses interventions visent à renforcer la contribution des acteurs privés à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), adoptés par la communauté internationale en 2015.

Dans ce but, Proparco finance des sociétés dont l’activité participe à la création d’emplois et de revenus décents, à la fourniture de biens et de services essentiels, ainsi qu’à la lutte contre le changement climatique.

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